Publié le 02 novembre 2022
[Illustration : Isaac Israels, At the theater, 1895, Amsterdam, Rijksmuseum, Collection en ligne, Rijkstudio ]
Le 24 février 2022, la Russie entre en guerre contre l’Ukraine. Rapidement, le monde culturel s’inquiète : les attaques ne se limitent vraisemblablement pas aux champs de bataille, et les monuments sont en danger, tout comme les musées où la conservation, voire le transfert, des œuvres s’organise. De nombreuses organisations internationales, mais aussi nationales de par le monde, alertent sur le sort qui attend les œuvres conservées en Ukraine et le patrimoine ukrainien. Les diverses initiatives prenant alors vie ont soulevé d’autres questions : pourquoi et comment préserver les œuvres et le patrimoine en danger ? A quel moment et pour quels objets, de quels pays, soumis à quels risques la communauté internationale doit-elle intervenir ?
A Mêtis, l’envie a grandi de se pencher sur ces questions, sans cependant céder à la tentation de l’immédiateté et en essayant de comprendre les nombreux enjeux soulevés par la problématique de la conservation et de la préservation du patrimoine en danger non uniquement dans les régions qui nous semblent proches, mais partout où sévissent des conflits potentiellement dangereux pour les musées et le patrimoine matériel ou immatériel. Forts d’une première expérience réussie avec la mise sur pied d’un dossier thématique consacré à la problématique du traitement de la mémoire de l’esclavage dans les musées au printemps 2022, nous avons décidé de consacrer un dossier composé de différentes ressources à la question du « patrimoine en danger ».
Cette question nous touche depuis longtemps au sein de Mêtis : à l’automne 2020, alors en plein retour de la pandémie de COVID se tenait notre cycle de Rencontres muséo « Musées en crise » qui abordait durant trois séances trois grands « dangers » pour les musées : les catastrophes naturelles, le vandalisme et les conflits armés. Ce cycle avait déjà permis la production de certaines ressources, comme l’entretien avec Guy Tubiana, Commandant de Police, Conseiller sûreté des musées de France à la Mission Sécurité Sûreté Accessibilité de la Direction générale des Patrimoines (Ministère de la Culture et de la Communication, sur la protection du patrimoine et des œuvres issus de pays en conflit et sur le rôle de la France à cet égard. Il nous avait permis d’aborder la protection des œuvres, mais aussi la reconstruction et la restitution après les conflits, ainsi que les aspects légaux. En effet, de nombreuses réglementations existent pour protéger le patrimoine en tant de guerre, mais aussi pour limiter les effets potentiellement très nocifs d’un conflit armé sur les œuvres d’un pays en guerre (comme le trafic illicite des œuvres sorties illégalement pendant un conflit, qui peut perdurer encore longtemps après la fin d’une guerre, par exemple). Ce sont même parfois les risques pesant sur des œuvres pendant des conflits qui ont permis la mise en place de réglementations plus strictes dans certains pays. Ainsi en Suisse, pays considéré pendant longtemps comme une plaque tournante du trafic illicite des biens culturels, la réglementation était presque inexistante jusqu’en 2003 et toutes les tentatives de ratification de la convention Unidroit (1) ou de la Convention de l’Unesco (2) se sont soldées par des échecs. Lorsque le débat reprend en 2003, un élément vient inverser le mouvement : lors du du conflit irakien et du renversement du régime de Saddam par les États-Unis, extrêmement médiatisé, une image domine : celle des pillages, notamment du Musée national de Bagdad. L’Office fédéral de la Culture suisse sonne l’alarme en avril 2003 : il est exclu que des objets volés en Irak arrivent en Suisse et le Conseil fédéral interdit le commerce des biens iraquiens ; mi-juin 2003, le Conseil des États annule toutes les coupes effectuées jusqu’alors dans le projet de loi du protection des biens culturels et le texte de l’Unesco est ratifié dans la foulée, presque dans son exhaustivité. Ainsi, c’est un conflit qui permet la mise en place d’une réglementation aujourd’hui parmi les plus strictes (3).
Certaines questions ont émergé durant la constitution de ce dossier, que nous avons envie de partager avec vous : que signifient les notions de risque et de péril ? Impliquent-t-ils toujours une notion d’urgence ? Par ailleurs, l’intervention internationale dans un conflit n’engendre-t-elle pas des problèmes géopolitiques épineux, quand il s’agit par exemple de déterminer à quelle culture ou pays appartient tel patrimoine ou de déterminer la portée symbolique de certaines destructions (une question qu’abordera Olivia Guiragossian avec le cas du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan) ? Quelle est la marge de la communauté internationale et comment les règlementations peuvent-elles être appliquées si elles le peuvent ? Une question que l’entretien avec Vincent Négri nous permettra de comprendre davantage. Un entretien avec le SUCHO nous permettra aussi de comprendre et de questionner l’importance des organisations locales et leur articulation avec les organisations internationales, mais aussi de parler de la conservation des archives et de la documentation relative aux objets et au patrimoine et des technologies qui se sont développées ces dernières années pour préserver ces documents mais aussi documenter les destructions et les conflits. Comme à l’accoutumée, nous vous proposons de participer à ce dossier, en commentant et partageant vos opinions, mais aussi en proposant toute ressource que vous considérez comme pertinente dans le padlet ci-dessous.
Notes de fin
(1) la Convention Unidroit (Institut international pour l’unification du droit privé) est sollicitée par l’Unesco pour compléter la Convention de 1970, en 1995. Elle est considérée comme plus sévère et surtout comme plus contraignante sur plusieurs points : elle s’étend à tous les biens culturels et non pas seulement à ceux inventoriés ou déclarés ; les objets rituels et considérés comme sacrés entrent dans cette catégorie ; la restitution des objets devient obligatoire, même si une compensation financière est prévue pour le possesseur s’il peut prouver qu’il ne savait pas que l’objet était volé ; les délais de prescription sont rallongés ; la contribution majeure est sûrement l’introduction d’un « principe de diligence », que tout acquéreur doit mobiliser au moment d’un achat et qu’il doit pouvoir prouver lorsqu’un vol est soupçonné.
(2) La Convention concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicite des biens cultures – 1970 demande aux États la ratifiant d’agir pour protéger préventivement l’exportation illicite de biens culturels, de coopérer internationalement pour lutter contre ce trafic et de prendre des mesures pour restituer « tout bien culturel ainsi volé et importé après l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard des deux États concernés, à condition que l’État requérant verse une indemnité équitable à la personne qui est acquéreur de bonne foi ou qui détient légalement la propriété de ce bien ». Disponible en ligne : http://www.unesco.org/new/fr/culture/themes/illicit-trafficking-of-cultural-property/1970-convention/ A ce jour, cent trente-deux États l’ont ratifiée. Il faut attendre 1997 pour que la France ratifie la Convention.
(3) Doyen Audrey, 2018, Les relations entre les marches de l’art et les musées d’ethnographie en France, en Suisse et en Belgique : construire la valeur et s’approprier l’altérité, p. 151. Thèse de doctorat disponible en ligne : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02172258.
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