Publié le 10 décembre 2022
[Illustration : Willem Wenckebach, Nénuphars, 1893, Amsterdam, Rijksmuseum, Collection en ligne, Rijkstudio ]
Vincent Négri est chercheur à l’Institut des sciences sociales du politique. Ses recherches portant sur le droit international et le droit comparé de la culture et du patrimoine, nous l’avons contacté dans le cadre de notre dossier Patrimoine en danger. Nous le remercions d’avoir répondu à nos questions pour comprendre les lois autour du patrimoine en temps de guerre. Cet entretien fait partie de notre dossier sur le patrimoine en danger, dont vous pouvez retrouver les ressources ici.
Julie Besson : Pouvez-vous présenter vos recherches ?
Vincent Négri : Mes recherches portent sur la protection et la conservation du patrimoine par le droit et questionnent, comment une société, à travers les normes qu’elle édicte, se représente ou se reconnaît à travers des éléments qui font sa culture. Dans d’autres contextes joue également la reconnaissance, la négation et l’appropriation de la culture, soit par un Etat, soit dans des phénomènes de confrontations lors de conflits armés. C’est dans ce cas que prennent place les questions des destructions intentionnelles ou délibérées du patrimoine culturel.
Ce qui induit une série de questions : depuis quand s’en prend-on à la culture de l’autre ? Pourquoi et depuis quand a-t-on élaboré des normes pour prévenir ou empêcher ces destructions ? Lorsque les destructions ont lieu, comment répare-t-on les préjudices subis par les communautés ?
J. B. Lors de conflits, le patrimoine est souvent visé car avec lui, tombe l’histoire d’un peuple. Quelle est la visée des lois concernant le patrimoine en temps de guerre ?
V. N. Il s’agit d’abord de mettre en place un régime d’immunité du patrimoine culturel. Il faut nouer une responsabilité collective entre les États pour protéger le patrimoine lors des conflits armés, quel que soit le propriétaire de ce patrimoine. Il s’agit de considérer que le patrimoine doit être exempté de toute considération négative ou destruction pendant le conflit.
Deux volets permettent d’atteindre cet objectif : il faut d’abord prévenir en amont, c’est-à-dire identifier les monuments qui vont bénéficier de cette protection en cas de conflits puis lorsqu’un conflit surgit, une obligation juridique de respecter le patrimoine doit s’imposer aux belligérants.
Décrit ainsi, l’on peut se dire que cela ne marche pas ou peu. Cela ne marche pas totalement mais on ne sait pas ce qu’il en serait si ce principe n’existait pas. Ce principe d’immunité existe depuis la fin du XIXe siècle.
Surtout, lorsqu’il y a violation de la règle de droit, les auteurs des destructions peuvent être poursuivis et peut être mis en œuvre une action en réparation du préjudice subi.
Dans le statut de la Cour Pénale Internationale, la destruction intentionnelle du patrimoine lors d’un conflit armé est définie comme un crime de guerre.
J. B. Avons-nous des exemples de protection réussie du patrimoine grâce aux lois mises en place ?
V. N. Pendant la guerre civile espagnole, les républicains ont décidé d’évacuer tout le musée du Prado. Les collections ont été mises à l’abri. Ce fut un succès car on a prévenu un dommage irréversible. C’est une preuve de mobilisation pour protéger ce qui est de plus cher au peuple espagnol. La collection fut placée aux mains de la communauté internationale, au siège de la Société des Nations à Genève.
L’évacuation des biens culturels est un événement spectaculaire mais montre aussi l’efficacité des dispositifs normatifs.
Concernant le volet répressif, il y a de nombreux exemples. A la suite des conflits en Ex-Yougoslavie, les militaires qui ont ordonné la destruction du pont Mostar, de la vieille ville de Dubrovnik (classée au Patrimoine mondial de l’Humanité) ou provoquer l’incendie de la bibliothèque de Sarajevo ont été jugés par une juridiction pénale internationale. Ce furent des décisions importantes puisque pour la première fois des destructions de patrimoine culturel ont été qualifiées de crimes de guerre et sanctionnées comme tels.
En 2012, quand les Djihadistes ordonnent la destruction des mausolées de Tombouctou au Mali, l’un des auteurs fait l’objet de poursuites devant la cour pénale internationale. Il est condamné en 2016 pour crime de guerre. Cette décision fera ensuite l’objet d’une deuxième décision sur la question des réparations. Il est condamné à payer des réparations aux populations locales, à l’État malien et à la communauté internationale. L’idée est que le patrimoine dépasse les intérêts de l’État ou du territoire sur lequel il est situé.
J.B. Quelles sont les limites de ces lois au niveau international ?
V. N. La limite est le fonctionnement même de l’Organisation des Nations Unies. Nous pouvons le voir aujourd’hui dans la guerre d’agression menée en Ukraine. Lorsqu’une instance internationale assure la cohésion et qu’un des Etats membres agit en état « voyou », cela paralyse l’institution. Ainsi, quand le Conseil de Sécurité de l’ONU propose une résolution condamnant l’agression de l’Ukraine par la Russie, cette dernière exerce son droit de veto.
J.B. Quelle évolution des lois à l’horizon pour encore mieux protéger les œuvres et les sites culturels ?
V. N. Lors du conflit en Syrie, la notion d’ingérence culturelle est apparue dans les médias : c’est l’idée que l’on devrait aller sauver les monuments sur le territoire attaqué. D’un point de vue juridique, il est difficile de pouvoir consacrer ce principe. L’UNESCO est une agence spécialisée des Nations unies agissant sur mandat des Etats membres. L’ingérence culturelle relève d’un discours politique, éventuellement d’ordre moral, mais au niveau du droit, il n’y a aucun débouché concret. Nous pouvons nous demander si ce principe est souhaitable et au nom de quoi déciderait-on de choisir les monuments à sauver. C’est une notion qui relève du slogan.
Il existe une option plus intéressante, qui pourrait faire l’objet d’une doctrine juridique et prospérer : la notion de génocide culturel, c’est-à-dire quand quelqu’un décide de manière délibérée de détruire la culture de l’autre. Bien évidemment, une question surgit alors : peut-on dissocier le génocide d’un peuple du génocide culturel ? Les deux sont évidemment intimement liés.
Lors du conflit en Ex-Yougoslavie, le tribunal pénal international a rendu une décision qui inscrit l’atteinte à la culture dans l’intention génocidaire. Pour qualifier le génocide, il faut apporter la preuve de l’intention d’un groupe armé/ d’une armée de commettre un génocide. La cour a considéré que le fait de détruire délibérément et de manière systématique tous les édifices qui relèvent de la culture spécifique d’un peuple est constitutif d’une preuve de l’intention génocidaire.
Raphael Lemkin, qui a œuvré pour l’adoption en 1948 de la convention de répression des crimes de génocides, avait prévu une incrimination pour génocide culturel mais cette idée n’a pas été suivie. Cette question demeure en débat depuis 1948.
J.B. Est-ce que certaines institutions surveillent les marchés d’art et le marché noir lors de conflits ?
V. N. D’abord, il y a un principe fixé par le code de déontologie de l’ICOM pour les musées. Les musées doivent s’abstenir d’acheter une œuvre dont l’origine n’est pas assurée de manière régulière. Du côté du marché de l’art, des efforts sont également faits sous l’égide de l’UNESCO pour qu’existe une déontologie.
L’ensemble des conventions internationales et notamment celle de l’UNESCO de 1970 introduisent des responsabilités sur la circulation, le trafic et le commerce des œuvres d’art. Un ensemble de textes et de normes permettent de prévenir le trafic illicite. C’est un maillage qui n’est jamais complet, il faut donc exercer une vigilance de tous les instants.
Si nous prenons l’exemple du conflit en Syrie et en Irak, une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies prise le 12 février 2015 instaure un système de « cordon » autour de ces deux pays. Il est considéré que l’ensemble des Etats s’interdit de laisser circuler des œuvres en provenance de l’Irak et de la Syrie après que le conflit a été déclenché. Une obligation impérative est instituée à la charge des Etats ; ceux-ci deviennent des acteurs de la conservation des patrimoines et de la répression des trafics.
J.B. Quelles mesures préventives mettre en place pour pouvoir réagir immédiatement en cas de conflit ?
V.N. Au Liban, les musées ont placé leurs collections dans des salles sécurisées, devenues coffres-forts. Il y a d’abord le fait de protéger les œuvres sur place. Mais nous ne le savons que si le pays le révèle, après le conflit, pour ne pas porter atteinte à la sécurité des collections.
Une question a été soulevée récemment en 2016 : peut-on créer des refuges ? Cela consisterait à ce qu’un Etat accueille le patrimoine en danger d’un autre Etat. Il est toujours compliqué pour un Etat de consentir à l’évacuation de son musée national vers un autre Etat pour deux raisons. Cela peut d’abord être perçu comme un aveu d’échec, or la guerre est aussi une guerre de communication et ce n’est pas forcément le message que l’on souhaite diffuser. C’est ensuite une question de confiance : pourra-t-on récupérer les œuvres après le conflit ?
Cette notion de refuge a été mise en valeur et défendue en 2016-2017 notamment par une résolution du Conseil de sécurité en mars 2017. C’est une notion assez peu opérationnelle pour les raisons évoquées. Les collections des musées ukrainiens n’ont pas été évacuées à l’étranger alors même que ce service a été proposé.
Il y a aussi des cas spectaculaires : le musée de Kaboul a été évacué en partie vers une fondation en Suisse avec le concours de l’armée allemande. L’évacuation a été organisée d’un commun accord entre les pachtounes et les talibans. C’est un cas particulier qui ne peut pas être pris en appui pour faire un raisonnement général.
J.B. Comment la participation des peuples est-elle prise en compte pour la protection du patrimoine ?
V.N. Dans le droit international se met en place depuis 30 ans un principe d’associer les communautés aux décisions qui les concernent. C’est le principe de participation. Il consiste à recueillir et consulter les paroles et avis des communautés qui vont être concernées par une décision, également au niveau international. Les populations participent aux mesures de protection. Pendant très longtemps, c’est le principe de top down – les décisions sont prises d’en haut – qui prévalait mais se posait la question de la réception sur le territoire. Les mesures sont d’autant mieux reçues que les communautés sont associées à l’élaboration des décisions qui les concernent.
Nous pouvons le voir aujourd’hui dans les processus de protection des sites au titre du patrimoine mondial de l’UNESCO. Il y a une prise en compte du rôle des communautés. C’est l’idée selon laquelle la responsabilité ne relève pas que des Etats mais également des populations locales.
Pour citer cet article : BESSON, Julie (2022). Entretien avec Vincent Négri : les lois encadrant le patrimoine en temps de guerre., Metis Lab, publié le 10 décembre 2022. Disponible sur :
metis-lab.com/2022/12/10/entretien-avec-vincent-negri-les-lois-encadrant-le-patrimoine-en-temps-de-guerre/
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