Publié le 02 août 2021
[Illustration : Anonyme, La Picardie, vers 1839, Musée Carnavalet, Histoire de Paris, Collection en ligne, Paris Musées]
Levy, Raphaëlle / Liautard, Maïlys
En clin d’œil au cycle de Rencontres Muséo IDF consacré à la participation des publics début 2021, Raphaëlle Levy répond cet été aux questions de Maїlys Liautard , au sujet du projet « Voyez-vous ça ? » qu’elle mène au Frac Picardie à Amiens. Né dans le contexte de la crise sanitaire, ce projet numérique propose des rencontres sensibles entre les œuvres et les habitants-acteurs du territoire, dans la perspective d’une appropriation humaine et locale des collections du Frac.
Pouvez-vous nous présenter en quelques mots le Frac Picardie et le projet « Voyez-vous ça ? » dont vous êtes chargée ?
Le Frac Picardie est une institution qui a pour mission de constituer une collection publique d’art contemporain en région, de la diffuser auprès de tous les publics et d’inventer des formes de sensibilisation à la création actuelle. Il a construit, depuis presque 40 ans, une collection autour du dessin contemporain dans ses multiples expressions. Dans la perspective de refondation de son projet artistique et culturel, impulsé par son nouveau directeur Pascal Neveux, le Frac Picardie se déploie aujourd’hui sous la forme d’un « camp de base » : un espace social où des artistes, critiques, chercheurs, universitaires, acteurs culturels de tous horizons puissent venir travailler, partager, s’inspirer et développer des idées et des projets, dans un environnement artistique et culturel responsable et innovant au service des publics.
Dans cette dynamique de changement, vers un Frac troisième génération plus proche des artistes et des habitants, le projet « Voyez-vous ça ? » a émergé rapidement. En un mot, il s’agit d’une série de rencontres filmées, entre des Amiénois.es qui, à travers leurs actions, font vivre le territoire, et des œuvres de la collection du Frac Picardie, choisies et commentées (de façon très libre et personnelle) par les participant.e.s.
En voici un exemple:
Comment ce projet participatif est-il né ? Dans quel contexte et avec quels objectifs ? De quelle façon s’inscrit-il dans les missions et les ambitions du Frac ?
Avec le début de la crise sanitaire, les lieux de culture, entre autres, ont dû fermer leurs portes aux publics. Cela a été un véritable coup dur pour le Frac dont la direction venait de changer. Nous étions sur un nouvel élan, interrompu par le confinement. Durant cette période sensible, nous avions donc à cœur de faire vivre la collection en amenant les œuvres au plus près des Amiénois.es, par le biais de la diffusion des interviews sur notre site internet et nos réseaux sociaux. Il était important de garder le lien avec nos publics et de proposer de nouveaux contenus et outils de médiation. Nous espérions, grâce à ce projet, animer cette période sensible, mais aussi contribuer au rayonnement de la ville, de ses acteurs et du Frac. Nous avons pu grâce à ce projet faire un bond dans l’ère numérique ! La série a contribué à renforcer la visibilité du Frac auprès des habitants, et surtout à faire connaître la richesse de notre collection. Vous pourrez le voir, lorsqu’on parle de « dessin », il s’agit de formes très variées, très bien retranscrites par les choix des habitants.
Une des missions du Frac aujourd’hui est de confirmer sa position de soutien aux artistes et à la création contemporaine en proposant des temps d’échanges, de rencontres et d’ateliers, mais aussi d’affirmer que le Frac Picardie peut devenir un lieu de vie pour les habitants. Pour cela, notre objectif est d’amener les Amiénois.es à s’approprier la collection, constituée depuis 1983 et qui ne cesse de grandir. Par le biais de ce projet numérique, les participants ont eu accès à notre collection, et ont pu choisir l’œuvre qu’ils souhaitaient. Ils ont créé un lien émotionnel unique entre eux et les œuvres. Il s’agissait aussi d’apporter une nouvelle vision de l’art contemporain qui souffre encore aujourd’hui d’une réputation négative auprès du grand public. Cette manière décomplexée d’aborder la collection, par des questions très simples auprès de personnes éloignées de l’art contemporain, contribue à décloisonner le Frac.
Cette série a permis aux participant.e.s de se sentir légitimes face aux œuvres. Ils ont découvert qu’ils pouvaient ressentir et parler des œuvres, sans être un.e historien.ne de l’art, sans lire le cartel ou suivre une visite commentée. Pour l’équipe du Frac, c’était aussi un nouveau défi puisque c’était la première fois que nous tentions ce type de médiation.
Comment avez-vous choisi les participants ? Comment ont-ils réagi lorsque vous les avez invités à prendre part au projet ? Avez-vous vous-mêmes été surprise par leurs choix, leurs propos ?
Amiens est une petite ville ; comme dans un village, on a la sensation de connaître beaucoup de monde, de croiser souvent les mêmes personnes. Il était important qu’à travers cette série, les habitants puissent s’identifier et comprendre que n’importe qui peut parler d’art ! Notre choix a été celui d’inviter des personnes éloignées du milieu de l’art contemporain à participer afin d’éviter l’écueil de l’entre-soi. Nous nous sommes donc tournés vers les commerçants du quartier, les personnes que l’on croise au café, ceux dont on ne connaît que le visage (ainsi un fromager, le recteur de la cathédrale, la secrétaire du comité de quartier voisin…). Leurs réactions ont été similaires : « Mais pourquoi moi, je ne suis pas spécialiste ! ». Tous, dans un premier temps, ne se sentaient pas légitimes à parler d’art, et encore moins d’art contemporain, supposant que cela demandait trop de connaissances, et était peu accessible. Notre accompagnement a été primordial dans ce projet pour aider les participants à prendre du plaisir et ne pas vivre ça comme une contrainte. En expliquant que le but de « Voyez-vous ça ? » était de recueillir une parole sensible et spontanée, et pas de transformer les participants en médiateurs, les 9 interviewés se sont laissés prendre au jeu.

Puisque tout cela a eu lieu en période de crise sanitaire, la première prise de contact se faisait par mail. Après leur acceptation, je leur demandais de choisir une œuvre parmi les 1200 de notre collection. Encore une fois, la période ne nous a pas facilité la tâche mais nous avons rebondi en proposant aux intervenants de choisir dans un catalogue d’exposition qui retraçait l’historique des acquisitions du Frac. Cela a été à la fois une frustration pour eux de ne pas voir les œuvres en vrai, et une curiosité de découvrir dans cet ouvrage, « Histoire de dessin », certaines des plus grandes œuvres du Frac.
L’objectif étant l’appropriation de la collection par les habitants, je leur donnais comme consigne de ne pas se renseigner sur les œuvres et de choisir selon leurs ressentis. Pour la plupart, c’était la première fois qu’ils entendaient que l’on pouvait rire devant une œuvre et que c’était ok ! On est sorti de la solennité que les musées, centres d’art, galeries et Frac inspirent. Ils ont choisi des œuvres très différentes les unes des autres, parfois de simples traits sur du papier, ou au contraire des œuvres très figuratives. Chacun a choisi selon sa sensibilité et j’ai été surprise de l’aisance avec laquelle ils se sont emparés des œuvres et de la sincérité dont ils ont fait preuve.
Quelle a été la réception de “Voyez-vous ça ?” par les internautes ? par les Amiénois ? Une évaluation est-elle envisagée ?
Nous avons été agréablement surpris de l’accueil réservé au projet par les internautes et les Amiénois.es ! Le Frac Picardie n’était pas encore très présent sur les canaux numériques, nous avions donc une communauté assez petite ; mais grâce aux vidéos, nous avons réellement gagné en visibilité. Cela a contribué à faire connaître le Frac et la collection.
Aujourd’hui, certains visiteurs viennent découvrir le Frac pour la première fois après avoir vu la série. C’est que le pari est gagné ! Les publics perçoivent la nouvelle dynamique insufflée par ce type de projet, et de fait, ont envie de découvrir ce lieu redevenu chaleureux et ouvert ! On nous parle très fréquemment du projet ; même nos habitués, qui fréquentent le Frac depuis longtemps, sont enthousiastes à l’idée de découvrir la prochaine vidéo !
Pour un projet comme celui-ci, numérique, l’évaluation est primordiale pour mesurer son impact et savoir si oui ou non, il faut poursuivre dans cette voie. Nous avons donc réalisé une évaluation quantitative grâce aux nombres de vues sur nos réseaux sociaux et utilisé les outils des sites hébergeurs pour mesurer le nombre de personnes touchées. Les chiffres sont assez impressionnants pour un compte aussi jeune que le nôtre. Par ailleurs nous avons recueilli les paroles des participant.e.s quant à leur perception du Frac avant et après ce projet.
Comptez-vous prolonger le projet au-delà de la période de crise sanitaire ? Outre la mise en ligne des vidéos, ces choix et ces paroles d’habitants se retrouveront-ils concrètement au sein du Frac ?
Les deux dernières vidéos seront diffusées pendant l’été. Il n’est pas impossible que nous en réalisions de nouvelles ponctuellement. Ce projet a été très enrichissant mais aussi très prenant. Nous avons tout réalisé en interne : de la prise de contact, au montage en passant par la réalisation. Cela prend donc énormément de temps, mais à terme nous aimerions passer par un prestataire extérieur pour poursuivre, si ce n’est pas cette série, au moins ce type de capsule avec les habitants.

« Voyez-vous ça ? » a donné lieu à une exposition qui regroupait toutes les œuvres choisies par les participant.e.s. Les œuvres étaient très hétéroclites mais reflétaient bien la pluralité de notre collection. Nous avons profité d’un moment d’accalmie de la crise sanitaire pour réaliser cet accrochage informel. C’était comme un cadeau qu’on leur faisait puisqu’ils n’avaient pas pu voir les œuvres jusqu’alors. C’était important pour nous de les remercier de cette manière pour avoir participé à ce nouvel élan du Frac.
Par ailleurs, nous projetons régulièrement la série au sein du Frac, notamment pendant les événements tels que le Week-End des FRAC, la Nuit des musées ou encore la journée de présentation du PASS Culture que nous avons accueillie en début d’année. Les visiteurs sont toujours ravis de les voir ou revoir.
Un grand merci Raphaëlle Levy pour ce temps de partage et de réflexion autour de votre beau projet !
La série de vidéos « Voyez-vous ça ? » est à retrouver sur les réseaux sociaux et sur le site du Frac Picardie : https://frac-picardie.org/voyez-vous-ca
Pour citer cet article : LEVY, Raphaelle, LIAUTARD, Maïlys. 2021. « Voyez-vous ça ? » au Frac Picardie, un projet participatif né dans le contexte de la crise sanitaire – Entretien avec Raphaëlle Levy, Metis Lab, publié le 02 août 2021. Disponible sur :
metis-lab.com/2021/08/02/voyez-vous-ca-au-frac-picardie-un-projet-participatif-ne-dans-le-contexte-de-la-crise-sanitaire-entretien-avec-raphaelle-levy