[Illustration : Attribué à L.P. Vallée, View of Quebec, Canada, vers 1870, papier albuminé, Los Angeles, Getty Museum, Collection en ligne]
Dans le cadre du cycle des Rencontres Muséo IDF « Les musées à l’heure de l’urgence environnementale », Audrey Doyen et Julie Besson ont réalisé un entretien avec Maxime Bouché, responsable boutique du Centre Juno Beach. L’entretien questionne les pratiques du centre d’interprétation en termes de développement durable.
Est-ce que vous pourriez commencer par nous en dire un peu plus sur le Centre Juno Beach ?
Le Centre Juno Beach est un centre d’interprétation sur le thème de la Seconde Guerre mondiale, au nord de Caen, sur la plage même où les soldats canadiens ont débarqué en 1944. Sa vocation est d’honorer la mémoire des soldats qui ont perdu la vie pendant la Seconde Guerre mondiale, dont 5500 au cours de la Bataille de Normandie et 359 le Jour J. Il présente l’effort de guerre civil et militaire de toute la population au Canada sur les différents fronts durant la Seconde Guerre mondiale. Il ouvre aussi une fenêtre sur le Canada d’aujourd’hui.
Le Centre a été créé en 2003 par un groupe de vétérans canadiens et leurs familles : Jusqu’en 2003, il n’existait en effet aucun lieu de visite à la mémoire des soldats canadiens sur les plages du Débarquement de Normandie. Ces vétérans ont constaté ce manque notamment quand ils voulaient raconter leur histoire à leurs petits-enfants. Ils ont donc créé une association et se sont associés à Walmart pour lever des fonds (ajout d’1 ou 2 $ sur les tickets de caisse, ventes de « briques » par les vétérans dans les magasins, etc). Se sont ajoutées des aides du Canada et de la France, qui permis la création du Centre dont la mission consiste à mener des actions pédagogiques et commémoratives.
Le Centre Juno Beach offre aux visiteurs une meilleure compréhension de la contribution du Canada à la Seconde Guerre mondiale. Avec une présentation sur le Canada contemporain, le Centre permet également aux visiteurs d’en savoir plus sur les valeurs et la culture canadiennes. Le parcours permanent alterne zones d’émotion, de réflexion, de découverte et de commémoration, suscitant ainsi la participation du visiteur. Les expositions temporaires présentées dans la salle qui leur est dédiée, dans le hall du musée ou encore en ligne, permettent d’approfondir l’expérience de visite ou de la prolonger. Le parcours Explore Juno est un fil rouge à travers les présentations qui permet une visite en famille ou en classe. Le Parc Juno qui entoure le musée permet quant à lui une découverte du site historique à travers des vestiges du Mur de l’Atlantique. Pour compléter son offre riche en contenu, le Centre Juno Beach programme régulièrement des manifestations pour découvrir la culture canadienne ou participer aux cérémonies commémoratives.
Depuis 2019, le Centre Juno Beach est engagé dans une démarche responsable au niveau social et environnemental grâce à une stratégie globale de développement durable qui passe notamment par le calcul et la limitation de son empreinte carbone.
En 2019, le Centre a accueilli 103 000 visiteurs. C’était la première année que le cap des 100 000 visiteurs était dépassé, mais c’est aussi l’année où on a commencé à se poser des questions sur notre activité, car la question environnementale devenait une évidence.
Oui, justement est-ce que vous pourriez nous en dire plus sur vos initiatives en faveur de l’environnement ?
Fin 2019, le Centre Juno Beach s’est lancé dans le calcul de son premier bilan de GES. Le résultat nous a incité à remettre en question notre activité. Plus de 80% des émissions du Centre se concentrent uniquement dans le transport des visiteurs. En parallèle du calcul du bilan de GES, nous avons élaboré un plan de développement durable que nous avons ensuite nourri avec les résultats analysés. Puis nous avons demandé à deux rapporteurs du GIEC de relire nos travaux et de nous donner des conseils (François-Marie BREON et Jean JOUZEL). Ils nous ont tous les deux encouragés ou soutenus dans nos actions et fait des suggestions.
À partir de là, on a envoyé notre plan de développement durable à tous les élus locaux, les institutions territoriales et les premiers à avoir réagi pour nous soutenir, c’est la Région Normandie.
Est-ce que vous avez été inspiré par d’autres initiatives en France ?
L’initiative s’inscrit avant tout dans des histoires personnelles. Nathalie [ndlr : Worthington, la directrice] dirige le musée depuis 2003, après avoir travaillé 11 ans au Mémorial de Caen, où dès 2000, elle avait contribué à la mise en place d’espaces de réflexion dont la Paix et la question du développement durable faisait partie. Moi, ça fait 15 ans que je suis passionné, que je lis, que je suis les travaux scientifiques. Quand on a discuté ensemble, on a réalisé qu’on se comprenait et qu’on pouvait poser les bonnes bases pour faire avancer un tel projet.
Le projet en lui-même repose sur 4 piliers : Mesurer et réduire l’impact (le bilan de gaz à effet de serre), développer l’économie circulaire, développer l’engagement envers les visiteurs et l’engagement envers les collaborateurs. Notre volonté consiste à changer nos propres pratiques et aider les autres à faire de même (visiteurs, fournisseurs et structures environnantes).
Pour construire notre projet de développement durable, nous nous sommes avant tout appuyés sur les Objectifs de Développement Durable de l’ONU à 2030, les Objectifs Développement Durable de la France (ODD) et la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC) à 2050. De plus, de nombreuses études de l’ADEME, du Shift Project et de Carbone4 sont venues compléter notre méthodologie.
Est-ce que vous vous êtes basés sur des modèles ou des cadres existants ?
On a été peu inspiré par ce qui s’est fait ailleurs, car on a fait le constat à l’époque d’une sorte de pauvreté en matière d’initiatives concrètes qui ne relèvent pas du greenwashing. J’ai regardé ce qui se passait dans d’autres musées, quand on était aux prémices du projet, en 2019. Je n’ai pas trouvé grand-chose, même s’il y avait des bribes à gauche et à droite. J’ai trouvé peu de modèles qui remettent vraiment en question le fonctionnement des structures.
Notre premier objectif était d’être le plus honnête possible dans notre démarche en intégrant les trois scopes du calcul GES. Nous devions créer un cadre qui soit bien posé. Cette structuration permettant avant tout de pouvoir partager avec les institutions et personnes qui le souhaitent, en disant copiez-nous !
D’ailleurs, nous avons mis en place un document de suivi de notre projet de développement durable, découpé en 4 parties : le plan complet (qui reprend les 3 scopes, détaille les actions pratiques en lien et les lie à des références scientifiques et internationales du même domaine), les actions à financer (avec le coût estimé, le scope correspondant, les financeurs trouvés), les pratiques zéro coûts (avec le scope correspondant), l’engagement envers les visiteurs et les collaborateurs (qui liste les actions concrètes envers les collaborateurs et visiteurs, comme les formations, les aides, etc.).
Quels sont les points de ce programme très vaste sur lesquels vous n’auriez pas fait de concessions ?
Le premier point c’est la question du transport des visiteurs : On reprend le bilan et on voit les ordres de grandeur. 80% des émissions du musée sont uniquement liées à ce poste. De manière assez contradictoire, c’est aussi le poste sur lequel nous pouvons le moins agir facilement. L’idée est donc de travailler en priorité sur les postes où les émissions sont les plus importantes.
En ce qui concerne les transports des visiteurs, nous misons beaucoup sur l’idée du tarif bas carbone et le plan vélo. Ce sont les deux actions avec lesquelles on pourra avoir un vrai levier pédagogique. La prestation muséale en tant que telle restera la même (nous sommes et resterons un lieu de mémoire Canadien de la Seconde Guerre mondiale) mais nous intégrons la notion environnementale dans la manière dont nous gérons le Centre.
Une réflexion importante est aussi en cours concernant la boutique du musée. L’idée c’est de tendre vers un modèle responsable/bas carbone. Pour cela, nous nous sommes inspirés de la Net Zero Initiative de Carbone4 :
- Réduire ses émissions
- Aider les autres à réduire ses émissions
- Développer des puits carbones
Il faut comprendre que ce qu’on essaye de faire, pour que notre plan soit viable, c’est de s’inscrire dans ce qui se passe au niveau national et international (ODD, SNBC, Agenda 2030). Maintenant, on met en regard nos actions et les objectifs de ces plans et on prouve que ces actions répondent à des objectifs.
Pour le bilan, on n’avait pas d’argent à mettre dedans donc nous nous sommes mis en relation avec une entreprise qui se montait (via les Shifters du Shift Project) et qui avait besoin de données.
Comment est-ce que vous avez emmené l’équipe du Centre avec vous dans ce projet ?
Tout d’abord, je pense qu’il faut déculpabiliser : Nous faisons parfois des gestes positifs pour la planète sans le savoir, comme bien éteindre les ordinateurs avant de partir du bureau, trier les déchets, etc. Chacun est différent et le changement est un processus lent, l’important c’est avant tout de bien comprendre les ordres de grandeur pour mieux agir derrière. Pour faire de la pédagogie en interne sur le sujet, nous avons par exemple organisé une formation de sensibilisation avec le CPIE Vallée de l’Orne afin de nous mettre tous sur le même niveau de connaissance, nous avons aussi organisé un ramassage de déchets sur la plage tous ensemble. L’idée c’est que chaque personne de l’équipe puisse se saisir d’un sujet qui l’intéresse.
Laurent, responsable technique a par exemple fabriqué le composteur en récupérant des choses du sous-sol, Ophélie, à la communication, nous a converti à Slack pour que notre impact numérique soit moins important. Je ne dis pas que c’est toujours facile, mais ça a aussi inculqué une nouvelle dynamique d’équipe, qui en plus aujourd’hui en période de crise, fait vraiment du bien. Ce qui nous tient, c’est le plan de développement durable : Ca nous a donné des perspectives dans cette période compliquée, ça nous a ouvert un horizon.
Comment est-ce que vous réussissez à concilier les deux : La préservation de la mémoire de ces soldats canadiens d’un côté, et la sensibilisation à l’urgence environnementale de l’autre ?
Encore une fois, notre vocation restera toujours la même : Être le musée canadien de la Seconde Guerre mondiale en Normandie, ce qui ne nous exempt pas d’agir pour l’environnement. Ce que nous cherchons à faire, c’est d’intégrer l’environnement dans nos postes, nos tâches quotidiennes. Pour cela, nous avons par exemple créé une page internet dédiée au développement durable sur le site web du musée visant à expliquer nos actions et pourquoi nous les réalisons. Nous avons aussi intégré des poubelles de tri dans le hall afin de sensibiliser les visiteurs sur la nécessité de bien trier les déchets. Des boutons poussoirs ont été installés sur les robinets des toilettes pour limiter la consommation d’eau, etc. Nos actions sont consultables sur le site web du Centre Juno Beach. Nous cherchons à concilier d’un côté les actions qui impactent le fonctionnement même du Centre et la sensibilisation des visiteurs de l’autre, car nous pensons que nous devons tous être acteurs du changement, la solution c’est l’individu et le collectif.
Pour la boutique responsable, nous aimerions l’utiliser comme outil pédagogique pour expliquer aux visiteurs en quoi leurs achats sont impactants pour l’environnement. Le projet est en cours de construction mais par exemple, dans les mugs, il y aura un mug conventionnel et un mug responsable, avec lesquels on expliquera les différences d’impact environnemental entre les deux.
Pour le tarif bas carbone, le Centre Juno Beach souhaite inciter ses visiteurs à utiliser des transports bas carbones pour venir au musée en activant le levier prix. C’est un réel engagement du musée pour inciter le changement de pratiques. Avec ce tarif, le Centre envoie le message : « Venez en train ou en vélo et en contrepartie nous vous donnons accès à un tarif avantageux ».
La finalité c’est d’essayer d’agir pour réduire le bilan de GES du musée en apportant des alternatives sur chaque poste du bilan de GES tout en gardant notre cœur de métier, la mémoire canadienne.
La charge de travail a-t-elle augmenté ?
Il ne faut pas nier le fait que notre charge de travail a augmenté. Nous essayons sur chacun de nos postes d’apporter ce regard développement durable, ce qui demande un minimum d’implication et de temps. Nous avons également pris une stagiaire qui nous aide à structurer nos démarches. Au jour le jour, on modifie les façons de faire, en se demandant comment calquer nos actions pour être en phase avec le projet de développement durable. Un filtre est mis avant d’avancer sur les projets : Est-ce fait de la façon la plus vertueuse ?
C’est un travail au long terme qui, au final, suscite des initiatives personnelles chez tout le monde par exemple des petits défis internes, pour réduire l’impact numérique (tri dans les emails, éteindre son ordinateur et débrancher la prise…). Les mécanismes changent auprès de chacun et un regard développement durable se développe dans chaque poste.
Y a-t-il une différence entre les projets à mettre en place entre musée et centre d’interprétation en ce qui concerne le développement durable ?
Selon moi, non pas forcément. Le regard qu’a apporté le bilan GES a été très important. Il a permis de créer le cadre et de lister les actions mesurables une à une. Pour que cela fonctionne, il est important que tout le monde se sente concerné (direction, employés, fournisseurs et visiteurs).
Le développement durable et le bilan de GES doivent faire partie intégrante des activités de tous pour que les modèles changent.
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