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Recherche inclusive : pourquoi et comment penser l’accessibilité des enquêtes.

Publié le 17 avril 2023

[Illustration : Sébastien Leclerc (dit l’Ancien), Moulin à vent (droite). Au fond clocher et tour carrée (église St-Jacques du Haut-Pas et séminaire St-Magloire ? / N°3 (IFF 897), entre 1694 et 1695, Paris, Musée Carnavalet, Collection en ligne ]

Lebat, Cindy

Discipline carrefour, la muséologie mobilise régulièrement les savoirs et pratiques issus d’autres cadres disciplinaires, venant ainsi enrichir son propos, élargir ses perspectives et étoffer ses visions. Ainsi, les recherches en muséologie font souvent appel à des méthodologies de recueil des données quantitatives ou qualitatives, telles que les enquêtes par questionnaires ou par entretiens. Une réflexion active sur ces méthodologies et sur leur adéquation avec les enjeux actuels de la discipline est nécessaire ; nous avons choisi de nous emparer de cette question méthodologique pour aborder un sujet central pour les musées et la discipline qui les étudient, celle de l’inclusion et de la prise en compte de tous les publics, y compris les publics en situation de handicap.
Le présent article s’interroge donc sur les possibilités de mettre en place des méthodes inclusives de recueil des données dans le cadre d’études muséologiques, portant notamment – mais non exclusivement – sur les publics.

La première chose à noter est la faiblesse, de manière générale, de la recherche sur le handicap en France, qui soufre d’un manque de reconnaissance du sujet comme un grand domaine de recherche à part entière. Les croisements avec d’autres domaines de recherche sont quasi-inexistants et en particulier – dans notre cas – avec le champ de la muséologie.

Il y a donc assez peu de recherches académiques menées sur les publics en situation de handicap dans les lieux culturels. Il existe en revanche une importante littérature professionnelle, fondée essentiellement sur des recueil de « bonnes pratiques » ou des retours d’expérience mais ces documents ne répondent pas d’une démarche scientifique et surtout, point qui nous intéresse particulièrement, ne prennent pas en compte la parole et l’expérience des personnes concernées. Ce point guidera notre propos, et nous commencerons par expliquer les enjeux de la prise en compte de la parole des personnes en situation de handicap, avant de s’intéresser aux techniques concrètes favorisant l’accessibilité des démarches de recueils de données.

Pourquoi recueillir la parole des personnes en situation de handicap ?

Peut-on encore parler de handicap sans les personnes concernées ?

Quand on évoque la question de l’accessibilité des lieux patrimoniaux, la tentation du « bilan d’accessibilité » est évidente. C’est une étape nécessaire pour dresser un état des lieux, comprendre un situation tout en s’appuyant sur le cadre légal (essentiellement, ici, la loi de 2005 et ses différents décrets d’application). Les modalités d’évaluation et les quelques études déjà menées sur l’accessibilité dans les musées et lieux culturels vont dans le sens d’une perception focalisée sur le respect des normes. L’idée de réaliser des diagnostics apparaît, ancrant la vision d’une accessibilité évaluable – voire quantifiable – par l’observation de critères objectifs. Toutefois, nous nous interrogeons sur les critères utilisés et les modalités d’évaluation mises en œuvre.

Mais l’accessibilité gagnerait sans doute à être envisagée au-delà des normes légales : pour le dire autrement, prendre en compte les personnes en situation de handicap dans les établissements culturels ne se résume pas à installer une rampe d’accès, un ascenseur ou tout autre dispositif technique d’accessibilité. La méthodologie de la grille d’évaluation demeure certes au cœur des tentatives d’analyse de la question du handicap dans les établissements culturels, permettant une vision parfois très précise des éléments relevant de l’accessibilité, mais elle reste insuffisante.

L’accessibilité dans ses dimensions objectivables (telles que conçues par la loi) s’arrête au seuil de l’interprétation et de l’appropriation propres des individus ainsi que leur ressenti. Ainsi réduite, elle ne permet pas d’embrasser la réalité de l’expérience de visite dans sa globalité. C’est donc un socle, mais largement insuffisant ; dans ses dimensions techniques, elle renvoie essentiellement au registre réel de la déficience, alors même qu’elle implique indéniablement le registre symbolique du handicap par les effets qu’elle produit.

Il apparaît donc essentiel de centrer l’approche sur l’expérience des personnes concernées. Un des enjeux phares est de redonner du pouvoir d’agir à des personnes qui en sont privés, du fait de l’organisation sociale, et aussi – surtout- de ne jamais parler « à la place de ». L’empowerment des personnes en situation de handicap doit aussi s’incarner dans la possibilité de s’exprimer dans le cadre d’enquêtes et d’études les concernant. Il est alors particulièrement intéressant d’envisager des méthodes de recherche et d’enquêtes fondées sur les expériences vécues par les personnes en situation de handicap elles-mêmes. Elles doivent être en mesure de prendre part à la construction du savoir les concernant.

Le handicap s’ancre nécessairement dans l’expérience sociale, humaine, corporelle et intime de l’individu. C’est cette expérience qu’il s’agit de saisir, et cela ne peut se faire sans le recueil de la parole des personnes qui la vivent. Chaque individu est producteur d’un discours légitime sur sa propre situation. C’est donc à partir du recueil et l’analyse des discours individuels que nous sommes en mesure de produire des données sur la situation observée.

Citoyen à part entière : ne pas réduire les personnes handicapées à leur expertise situationnelle

La pleine participation à la vie sociale et citoyenne des personnes handicapées est largement freinée par le manque général d’accessibilité de la société. Cela s’entend aussi pour la participation à la vie citoyenne, qui se caractérise par la possibilité de prendre part activement aux choix de société, par l’exercice du droit de vote notamment, mais aussi par la possibilité de prendre part aux différentes consultations citoyennes dont les études et recherches académiques sont, dans une certaine mesure, une forme particulière. Dans ces différents domaines, l’accessibilité est encore trop faible, contraignant drastiquement la participation citoyenne des personnes en situation de handicap (Desjeux, 2020). En ce qui concerne les pratiques de recherche en sciences humaines de manière générale, nous dressons le constat d’une accessibilité encore timide. Une meilleure sensibilisation et formation des chercheurs et chargés d’études aux questions relatives au handicap semblerait nécessaire pour que les enquêtes puissent réellement être, quand elles en ont l’ambition, représentatives des populations étudiées. En effet, toutes les études menées en « population générale » ne peuvent s’entendre sans prendre en compte les personnes en situation de handicap, qui représentent entre 10 et 15 % la part de population en situation de handicap en France, tous handicaps confondus. Ainsi, la mise en accessibilité des outils de recueil de données est indispensable pour s’assurer de la représentativité de la population. Cette accessibilité de toutes les études doit aussi permettre aux citoyens en situation de handicap d’avoir la possibilité de s’exprimer sur tous les sujets de la vie sociale et citoyenne, et pas uniquement sur les sujets relatifs au handicap ou à la santé. Pour cela, une attention particulière doit être portée à l’accessibilité des outils de recueil des données, par exemple les questionnaires en ligne, qui sont en général non accessibles aux personnes déficients visuels (pour une question d’accessibilité numérique), mais aussi aux personnes déficientes intellectuelles ou porteurs d’un trouble dys, notamment dyslexiques (en raison de formats de lecture non adapté).

De plus, il nous semblerait particulièrement intéressant d’ajouter systématiquement l’entrée du handicap dans les enquêtes généralistes (tout public), quels que soient les sujets, afin d’enrichir la connaissance du sujet et d’avoir une vision plus précise des attentes de ce public. Il s’agit de considérer le handicap comme une composante de la vie, à prendre en considération dans l’ensemble des recherches et notamment des réflexions portant sur le musée.

Comment adapter ses méthodologies d’enquête ?

Comités de visiteurs, entretiens, focus-groupes ou questionnaires : chaque méthodologie d’enquête choisie peut être rendue accessibles pour s’assurer de respecter la voix des personnes en situation de handicap. Nous parlerons spécifiquement ici d’enquêtes autour du handicap menées auprès de personnes déficientes sensorielles, mais un article précédent aborde précisément l’adaptation d’enquêtes auprès de personnes déficientes intellectuelles.

Tout d’abord, il nous semble indispensable, pour mener une étude véritablement inclusive, d’avoir une bonne connaissance du handicap, des besoins spécifiques des personnes (notamment en termes d’accessibilité), et du milieu, notamment associatif, associé. En effet, le réseau associatif est crucial dans le recrutement des enquêtés. Attention toutefois au biais que cela comporte, de recueillir des discours ultra-militant, qui ne correspondrait plus au point de vue ou à l’expérience réel de la personne mais à l’attendu dans le cadre d’une démarche de revendication. Enfin, l’organisation du terrain doit être en cohérence avec son propos, et respecter les principes de l’inclusion. Il s’agit alors de prendre en considération des problématiques concrètes d’accessibilité : éviter les lieux bruyants lors d’entretiens avec des personnes déficientes auditives ; lors de focus-groupes, organiser et respecter la répartition de la parole ; anticiper les éventuels déplacements pour se rendre au lieu de l’entretien et, dans certains cas, être prêts à se rendre au domicile des personnes. Dans le cas d’entretiens auprès de personnes sourdes non appareillées en qui pratiquent la Langue des Signes Française (LSF), il est nécessaire de prévoir un interprétariat, ce qui n’est pas encore un allant de soi dans les recherches académiques. Faute de financement prévus pour l’interprétariat en LSF, les personnes sourdes sont quasi-systématiquement exclues des enquêtes qui les concernent en tant que citoyens, qu’elles portent sur des sujets liés à la surdité ou non.

Enfin, l’accessibilité numérique des questionnaires diffusés sur internet peut elle aussi être optimisée, pour des publics en situation de handicap. Pour cela, il est intéressant de se référer aux normes d’accessibilité prévues par le Référentiel général d’amélioration de l’accessibilité

(RGAA), par exemple en respectant les ratios de contrastes, en rendant possible la lecture par des logiciels de synthèse vocale, etc. Des versions rédigées selon des normes « FALC » (Facile à Lire et à Comprendre) peuvent permettre à des personnes déficientes intellectuelles de participer et d’exprimer leur avis dans le cadre de ces enquêtes. Le format du questionnaire (durée nécessaire pour y répondre) peut être aussi une difficulté pour les publics déficients intellectuelles ou souffrant d’un trouble de l’attention avec hyperactivité (TDAH).

De l’importance de la restitution

Dans une logique de réciprocité enquêteurs – enquêtés (Gobbato, 2022), il nous semble indispensable de restituer aux participants les résultats des enquêtes menées. Le contre-don à l’issue de l’enquête permet de respecter un certain contrat déontologique implicite entre l’enquêteur et l’enquêté, tout en respectant la bonne posture, la bonne distance. Là encore, il est important de respecter les normes d’accessibilité dans le format de restitution choisie : une invitation à une conférence de restitution doit prendre en compte le besoin d’interprétariat LSF, par exemple. Dans le cas d’une restitution écrite, il est aussi nécessaire de porter une attention particulier au format choisie,n selon les publics. Pour les publics déficients intellectuels par exemple, il peut être intéressant d’opter pour des présentations visuelles des résultats. Pour les publics déficients visuels, une version audio (enregistrement sonore) de la restitution peut être une alternative intéressante à l’envoi d’un texte – même accessible en synthèse vocale.

Pour conclure

Dans cet article nous avons surtout chercher à souligner et rappeler l’importance de donner la parole aux personnes concernées, et ne pas parler « à la place de ». Le manque d’intégration des problématiques liées à l’accessibilité dans les pratiques de recherche a pour conséquence de réduire les personnes en situation de handicap à des « experts du handicap », niant leur place de citoyens légitimes à s’exprimer sur d’autres sujets. Penser des formats de recueils de données accessibles à tous et toutes est aussi une des voies à privilégier pour construire une société inclusive. Cet article propose quelques pistes, en espérant que le développement des recherches apportent dans les prochaines années de nombreux exemples venant les compléter.

Références bibliographiques et liens utiles

Desjeux, Cyril. 2020. Vote et handicaps: vers une éthique de la vulnérabilité pour aller au-delà de l’inclusion. Handicap, vieillissement, société. Fontaine: Presses universitaires de Grenoble.

Gobbato, Viviana. 2022. « La réciprocité enquêteur·trice – enquêté·e », in Questions de déontologie en sciences humaines et sociales: interroger les pratiques de recherche. Arts & médias. Paris: l’Harmattan.

Pour connaître les critères du RGAA : https://accessibilite.numerique.gouv.fr/methode/criteres-et-tests/

FALC, les grands principes à retenir : https://www.asei.asso.fr/falc-les-grandes-regles-connaitre

Pour citer cet article : LEBAT, Cindy. Mars 2023. Recherche inclusive : pourquoi et comment penser l’accessibilité des enquêtes., Mêtis Lab, publié le 17 avril 2023. Disponible sur :
metis-lab.com/2023/04/14/recherche-inclusive-pourquoi-et-comment-penser-laccessibilite-des-enquetes/

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