Publié le 21 avril 2023
[Illustration : Attribué à Rustici, Giovanni Francesco, Archer en position de tir, XVIe siècle, Paris, Musée Carnavalet, Collection en ligne, Paris Musées ]
Le musée gay de Berlin est un musée geré par la communauté queer à Berlin. Créé dans les années 80, le musée a une histoire intéressante et s’est donné de nouveaux objectifs au fil des années. Heiner Schulze, membre du conseil d’administration, a répondu à nos questions pour nous faire découvrir le musée et ses stratégies actuelles.
Alors que nous commencions l’entretien, le personnel arrivant au musée a découvert que quelqu’un avait tiré sur la façade. Un acte qui nous rappelle que les musées abordant ces sujets font toujours face à des actes de haine.
L’article est disponible en anglais ici.
Julie Besson: Pouvez-vous vous présenter, ainsi que le musée ?
Heiner Schulze: Je suis chercheur en sciences sociales et je travaille dans une université de Berlin. Je suis investi dans le musée depuis huit ans environ. Au début, j’étais bénévole dans la bibliothèque. Depuis 2016, j’ai été élu membre du conseil d’administration.
Le conseil est composé de huit membres. Chacun d’entre nous est responsable d’un domaine. Auparavant, j’étais responsable de l’événementiel, désormais je m’occupe des archives. En parallèle, j’ai soutenu les expositions et j’en ai également organisées.
The Schwules Museum se traduit mot à mot par “le musée des hommes gays”. Il a été créé en 1985. Son histoire commence une année plus tôt en 1984, quand trois gardes du “Musée de Berlin” – aujourd’hui fusionné avec d’autres institutions -, ont pris l’initiative de monter une exposition sur les hommes et femmes homosexuel.le.s : “L’Eldorado,l’Histoire, la vie de tous les jours et la culture des hommes et femmes homosexuel.le.s 1850 – 1950” était la première exposition explicite sur les personnes queer en Allemagne. A cette époque, la résistance était forte. Le musée a reçu beaucoup de courriers de haine mais cela n’a pas arrêté cette initiative.
L’exposition a eu un succès fulgurant : le musée a reçu autant de visiteurs en six semaines qu’en un an. Ensuite, s’est posée la question de ce qu’il devait être fait des recherches et des objets collectés. Le musée ne souhaitait pas les conserver. C’est pourquoi les commissaires d’exposition ont décidé de se regrouper et de fonder leur propre musée. Il y a un débat sur la raison pour laquelle la communauté lesbienne n’a pas voulu rejoindre le projet du musée sans que celle-ci ne soit connue. Cela explique que l’initiative a commencé par un musée des hommes gays.
Depuis le début, le musée est géré par la communauté. L’organisation fonctionne par adhésion, indépendamment des autres institutions. Actuellement, nous recevons des subventions mais le musée reste indépendant.
Au fil des ans, le musée s’est agrandi. Au début, c’était une salle partagée avec une autre organisation queer, depuis il a déménagé pour avoir un plus grand espace.
Le musée a trois piliers :
- ses archives : les plus importantes du genre en Europe et peut-être-même du monde. Leurs missions consistent à collecter, documenter, rechercher et conserver l’histoire et la culture queer.
- la bibliothèque : où les visiteurs peuvent effectuer leurs recherches et avoir accès aux archives.
- l’espace d’exposition : où nous pouvons avoir entre deux et trois expositions simultanément en fonction d’un programme défini.
Durant les quarante dernières années, le musée s’est professionnalisé. Aujourd’hui, il emploie environ 20 salariés à temps partiel dans différents domaines comme l’éducation et la sensibilisation, l’administratif, les ateliers… Soixante bénévoles œuvrent pour accueillir les visiteurs dans les espaces d’exposition ou dans les archives.
Un changement de perspective s’opère également : d’un musée centré sur l’histoire gay, cisgenre et masculine à un musée où nous pouvons étudier l’ensemble des sexualités et des genres.
Le musée travaille désormais avec une variété de partenaires comme le Musée Historique Allemand – le musée d’histoire le plus important d’Allemagne -, des universités, des communautés queer…
Nous contactons également d’autres institutions pour obtenir des subventions : nous sommes subventionnés par l’État de Berlin, ce qui aide à payer le loyer et les salariés, et nous avons des subventions d’autres institutions et fondations pour les expositions.
J.B. Comment décidez-vous des expositions que vous allez mettre en place ?
H.S. Ces dernières années, les expositions ont été décidées en comité constitué de membres du comité de direction et des employés. Ils analysent quelles expositions nous souhaitons avoir, les demandes que nous recevons de l’extérieur et ce qui fait sens ou non. La décision peut revenir au comité de direction, instance de décision.
Notre programme essaye de refléter les différentes facettes de la vie queer : l’histoire, l’art… Nous essayons d’avoir une variété de personnes travaillant dessus et nous avons pour règle d’avoir des commissaires issus de différentes communautés chaque année.
Les commissaires d’exposition peuvent être de l’extérieur comme de notre institution, à partir de ce que nous avons dans nos archives. Par exemple, l’exposition dont j’ai été le commissaire était basée sur nos archives. Nous soutenons les commissaires provenant de l’extérieur pour qu’ils obtiennent des subventions et de l’aide pour leurs expositions.
J.B. Concernant les archives, quel volume représentent-elles et quelles sont vos stratégies pour les collecter ?
H.S. En termes d’espace, nos archives occupent entre 500 et 600 mètres carrés. Nous estimons avoir entre 1,5 et 2 millions d’objets : des brochures aux vêtements, etc.
Nous comptons principalement sur les donations, qu’elles adviennent après la mort d’une personne – par le biais de la famille et des amis – ou quand les personnes sont âgées. Par exemple, Klaus Wowereit – un ancien maire de Berlin qui a fait son coming-out – nous a donné beaucoup de ses archives personnelles. Parfois, les personnes se présentent simplement pour faire un don et nous expliquent pourquoi celui-ci est important.
Nous essayons également d’être en contact avec des personnes qui peuvent avoir des archives intéressantes.
En termes de stratégies, un changement majeur est apparu ces dernières années : nous essayons d’avoir plus de diversité dans nos archives, de travailler avec différentes communautés queer afin de mieux représenter l’ensemble des communautés.
Nous avons également des archives de travailleurs du sexe, puisque le musée est situé dans un quartier connu pour ses prostituées et puisque de nombreux liens peuvent s‘établir entre travailleurs du sexe et la vie queer. C’est même devenu un sujet d’exposition. Nous avons d’importantes archives sur le HIV/SIDA, d’autant plus que l’histoire du SIDA est lié aux histoires queer.
Enfin, nous sommes en lien avec des organisations extérieures (associations, archives de presse de journaux queer) pour recevoir leurs archives. Elles proviennent principalement d’Allemagne mais également d’ailleurs, par exemple, une organisation queer turque est venue nous voir il y a deux ou trois ans. Ils souhaitaient mettre leurs archives à l’abri. Plusieurs organisations polonaises ont eu les mêmes préoccupations. Nous faisons toujours en sorte d’agir pour protéger les archives. Lors d’une prise de contact, nous regardons si nous pouvons les collecter ou nous les adressons à d’autres organisations.
Les expositions aident également à collecter des archives et des objets, tout comme nos coopérations avec d’autres communautés.
Beaucoup de jeunes sont venus aux archives pour leur projet et auxquels nous avons demandé s’ils souhaitent faire des dons. Par exemple, nous avons travaillé avec Theater X, une troupe de théâtre de jeunes adultes. Ils ont écrit une pièce à partir de recherches dans nos archives. En retour, certaines de leurs recherches et quelques costumes ont intégré nos archives.
J.B. Comme d’autres institutions culturelles queer se développent (comme le Queer Britain Museum ou le Musée Q en Espagne, etc.), dans quelle mesure collaborez-vous avec eux ?
H.S. Nous sommes en contact avec des personnes en Europe avec des institutions comme le collectif LGBTQ de Paris ou des personnes comme en Grande-Bretagne, en Suède ou en Grèce… Nous avons aussi des relations hors Europe comme avec le Musée de la Diversité Sexuelle de Sao Paulo.
Lorsque nous nous rencontrons, nous échangeons des idées autour des archives par exemple.
Nous avons créé une organisation pour relier les archives et bibliothèques queer dans les pays germanophones (Allemagne, Autriche, Suisse alémanique et une partie des Pays-Bas). Nous essayons activement d’être en réseau, d’échanger et de s’organiser autour de l’archivage queer.
De plus, nous travaillons en réseau avec des institutions qui ne sont pas queer. Nous sommes membres des réseaux de muséologie principaux comme l’Association Internationale des Musées et quelques uns de nos salariés ont fondé un réseau appelé “ Queering Museum in Berlin “ [ndlr : rendre queer les musées de Berlin]. A travers ce réseau, ils entrent en contact avec les institutions et travaillent sur l’apport des sujets dans les archives et les espaces d’exposition. Ce réseau va bientôt devenir national. Ce sont des personnes relativement jeunes qui travaillent à rendre les musées plus diversifiés.
D’autre part, des groupes extérieurs se créent pour diversifier le secteur culturel. Par exemple, il existe un groupe sur l’inclusivité dans l’association principale d’historiens de l’art dans lequel nous avons été invités pour partager notre expérience.
La résistance, face à ce processus de rendre les institutions plus diverses et d’inclure l’ensemble des communautés queer, vient principalement de personnes plus agées et établies.
Dans les réseaux où nous sommes invités à parler, les plus jeunes sont plus réceptifs alors que les plus âgé-e-s sont plus réticents. Bien sûr, certains sont ouverts, cela dépend beaucoup de la personne.
Dans une interview pour le NYTimes (1), Birgit Bosold a déclaré que le musée avait un « double rôle : défendre auprès du grand public la reconnaissance de l’héritage queer comme faisant partie de l’histoire collective, et remettre en question les discours problématiques qui sont dominants au sein de la communauté queer ».
Cela a toujours été le cas depuis le début. Nous avons créé une mémoire contre-culturelle, pour montrer qu’elle est légitime et crée un espace pour elle. Nous essayons également d’influencer d’autres institutions et nous travaillons désormais avec elles. Par exemple, le Musée allemand de l’hygiène, qui a travaillé sur le corps humain, nous a contactés pour voir comment il pouvait s’éloigner d’une présentation binaire et hétéronormative du corps humain, ou encore le Musée historique allemand. Nous les sensibilisons au fait que l’histoire des homosexuel.le.s appartient également à l’Histoire.
Nous le faisons également au sein de nos communautés, en remettant en question certains discours. Nous essayons de décentrer le regard des hommes blancs cisgenre homosexuels en nous concentrant sur les femmes, les transgenres, etc. Il y a aussi des résistances lorsque nous remettons en question l’image de la communauté queer, puisque nous avons commencé comme un musée d’hommes blancs cisgenres et gays. Tout le monde n’est pas content que nous nous diversifions, mais il ne s’agit pas de privilégier une expérience ou une autre, il s’agit de mettre en avant toutes les expériences qui existent.
J.B. Quelles réactions obtenez-vous de vos visiteurs et des personnes extérieures ?
H. S. Nous travaillons beaucoup avec des institutions extérieures et nous avons une bonne entente avec les écoles ou universités. De nombreux étudiants nous rendent visite ou participent à des ateliers, et beaucoup d’entre eux ne sont pas queers.
Nos visiteurs sont souvent queer, mais pas toujours. Ils peuvent être accompagnés de leurs familles, de leurs enfants et de leurs amis qui ne font pas partie de la communauté, mais il peut aussi s’agir de personnes qui sont ouvertes au sujet.
Au cours des quarante dernières années, les réactions du public ont été de plus en plus positives. Au début, les institutions ne désiraient pas s’associer à nous et maintenant nous sommes suffisamment établis pour que des institutions extérieures travaillent avec nous. Il peut cependant y avoir des réticences.
Il est arrivé à plusieurs reprises que des coups de feu soient tirés sur les vitrines du musée.
Cela se complique lorsque nous devons gérer les médias sociaux. Bien sûr, notre public nous suit et nous soutient. Une fois, nous avons fait une publicité sur Facebook et elle a été diffusée en dehors de notre public et notre équipe des médias sociaux a dû travailler avec acharnement pour modérer les commentaires. Lorsqu’il ne s’agit pas de notre public, nous pouvons rapidement subir de la haine.
Il y a un ou deux ans, nous avons créé une chaîne TikTok assez réussie après avoir reçu de l’argent de la fondation Tik Tok. Ce compte a eu un grand succès, mais il a également attiré une attention négative sur le musée et certaines des personnes qui y travaillent.
Nous devons trouver un équilibre entre attirer l’attention, sans toucher ceux qui véhiculent de la haine à notre encontre.
Une fois, nous avons reçu de l’attention de la part d’un parti d’extrême droite. Ils ont placé une affiche anti-queer et anti-genre devant le musée, pour que des personnes puissent se prendre en photo devant et poster en ligne.
Nous ne voyons pas autant de réactions négatives dans la vie de tous les jours, simplement parfois des personnes appellent et posent des questions inutiles. Les réactions négatives sont beaucoup plus présentes en ligne.
J.B. Combien de visiteurs recevez-vous dans les archives et dans le musée ?
H. S. Dans nos espaces d’exposition, nous recevons 20 à 25 000 personnes par an. Bien sûr, ce chiffre a baissé pendant la crise du covid-19, mais il tend à augmenter à nouveau. Deux tiers de nos visiteurs sont internationaux. Toutes nos expositions sont présentées en allemand et en anglais, parfois dans d’autres langues comme le français, et nous essayons d’intégrer la langue des signes allemande.
Nos archives et notre bibliothèque ont accueilli 400 personnes en 2020 et 460 en 2021. Il s’agit principalement de chercheurs, issus eux aussi d’un milieu international. Après la quarantaine du covid-19, le nombre de personnes augmente de manière constante.
Nous organisons deux ou trois visites guidées par semaine, qui sont très bien accueillies. Nous organisons également des ateliers et certains d’entre eux ont des listes d’attente, comme l’atelier sur la pornographie, qui est toujours complet.
J.B. Souhaitez-vous mettre l’accent sur un point particulier ?
H. S. La communauté est essentielle pour nous, car nous en sommes issus. Nous essayons d’être en contact avec les communautés queer et de les intégrer dans nos archives et nos expositions.
Les visiteurs nous demandent parfois si nous serions intéressés par le fait de devenir un musée d’État, mais nous ne le souhaitons pas, car nous préférons rester indépendants.
Au fil des années, nous nous sommes de plus en plus professionnalisés. Le conseil d’administration a décidé d’ouvrir un poste rémunéré de membre du conseil d’administration qui assumera davantage de responsabilités.
Nous travaillons avec nos communautés. Par exemple, il y a un ou deux ans, nous avons organisé une exposition sur les personnes intersexes, organisée par des personnes elles-mêmes intersexes. Nous essayons également d’avoir des équipes représentatives lorsque nous parlons de l’expérience des personnes de couleur, soit que les conservateurs soient eux-mêmes des personnes de couleur, soit que l’équipe soit mixte.
L’un des critères de recrutement de notre personnel est la diversité. Nous ne sommes pas aussi diversifiés que nous le souhaiterions, mais nous sommes sur la bonne voie et nous avons beaucoup progressé par rapport aux débuts du musée. Nous plaidons pour que d’autres institutions apportent plus de diversité à leur personnel. C’était l’un des points clés d’une conférence que j’ai donnée à l’Association des musées allemands.
Nous voulons être plus qu’un musée sur les communautés, mais être un musée qui grandit avec ces dernières.
Notes de fin
(1) Tom Faber, What should an L.G.B.T.Q. museum be ? Approaches vary., https://www.nytimes.com/2022/08/04/arts/design/lgbt-museums-queer-britain.html
Pour en savoir plus sur le musée
https://www.instagram.com/schwulesmuseum/
Pour citer cet article : BESSON, Julie. 2023. Par la communauté, pour la communauté : Le musée gay de Berlin. Un entretien avec Heiner Schulze., Metis Lab, publié le 21 avril 2023. Disponible sur :
metis-lab.com/2023/04/21/par-la-communaute-pour-la-communaute-le-musee-gay-de-berlin-un-entretien-avec-heiner-schulze/
1 réflexion au sujet de “Par la communauté, pour la communauté : Le musée gay de Berlin. Un entretien avec Heiner Schulze.”