Publié le 20 février 2023
[Illustration : Henri Brockman, La croix dans la brume, 1905, peinture, n°
PPP3654, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la ville de Paris, Collection en ligne, Paris Musées ]
Cette troisième conférence du cycle de rencontres « Patrimoines et numérique : derrière l’écran » intitulée « Sources, conservation et transmission, quels apports du numérique ? » aborde les questions liées à l’utilisation des dispositifs numériques dans des lieux de patrimoine (musées, monuments).
Lors de la mise en place de dispositifs de médiation numériques dans des structures patrimoniales (monuments, musées), des experts issus de disciplines historiques d’une part, et des experts de disciplines liées à l’informatique d’autre part se rencontrent. Nous souhaitons aborder leurs méthodes de travail en commun. En effet les méthodes de travail, bien que très différentes, doivent néanmoins s’ajuster autour des sources afin de produire un contenant technologique et un contenu de nature scientifique. Lors de ces échanges, faits d’ajustements, de négociations, le contenu (les sources historiques) peut être impacté : dans quelle mesure ? Comment cela influence-t-il la médiation ? Cela engendre des questions scientifiques de fond : comment combler les lacunes des sources ? Doit-on préférer certaines sources à d’autres ?
La rencontre était animée par Manuelle Aquilina et Jean-René Ladurée, enseignants-chercheurs en Histoire, respectivement à l’UCOBS de Vannes et à l’UCO de Laval. Je remercie Caroline Creton et Manuelle Aquilina pour la relecture attentive des comptes-rendus.
Les intervenants
Noélie Blanc-Garin, par ailleurs chargée d’événements à l’Établissement Public de Coopération Culturelle (EPCC) Chemins du Patrimoine en Finistère, nous a présenté les dispositifs numériques proposés au Domaine de Trévarez, géré par cet EPCC et où elle est responsable du parcours permanent. Noélie Blanc-Garin est chargée d’exposition et de patrimoine pour le Domaine de Trévarez, Chemins du patrimoine en Finistère. Titulaire de deux Licences en Histoire de l’art et une Licence professionnelle de spécialité métiers de l’exposition et technologie de l’information, elle a travaillé, notamment, en tant que médiatrice et assure également le commissariat de l’exposition permanente « Bâtir un rêve » qui présente l’histoire du domaine.
Deux chercheurs ont évoqué une sélection de projets représentant un panel de potentiels des dispositifs numériques et les enjeux afférents :
Marie-Morgane Abiven, est historienne, docteur et ingénieur de recherche en réalité virtuelle et médiation au ENIB à Brest (Lab-STICC UMR 6285), chercheur associée au Centre François Viète UR 11 61), titulaire d’un doctorat en Histoire des Sciences et des Techniques et Humanités Numériques portant sur le développement d’un outil numérique consacré à la conservation et à la valorisation du patrimoine dans un contexte de médiation (à l’ENIB, IMT Atlantique,UBO).
Antoine Gros est architecte et doctorant en Sciences et Méthodes de l’Ingénierie (UMR MAP Modèles et simulations pour l’Architecture et le Patrimoine/LMGC/LISPEN). Son activité de recherche porte sur le traitement géométrique des données issues de relevés numériques : modélisation structurelle paramétrique et anastylose de structures anciennes. Il s’intéresse à la médiation issue de ces modèles, notamment sur le chantier scientifique de Notre Dame de Paris.
Lors de cette rencontre, les intervenants ont échangé autour de la stratégie et de la création des dispositifs numériques culturels à sous l’angle des sources, des outils techniques et de la méthode de travail collaborative à mettre en place dans ce type de projet. Quels sont les atouts du numérique pour le traitement, l’exploitation et la valorisation des sources ? Quelles sources mobiliser pour nourrir le contenu des dispositifs numériques ? Quelles sont les spécificités et enjeux en matière de méthode de travail ? Voici quelques questions évoquées lors de cet échange.
Les impacts de la numérisation sur les sources
L’apport de la technologie sur une source donnée (avantages / inconvénients) est abordé et chacun explique ce qu’il/elle souhaiterait voir réaliser. A cette occasion, les freins que l’on peut rencontrer (du point de vue de la technologie comme du point de vue de la source) sont rappelés.
Les sources à l’aune des dispositifs numériques au Domaine de Trévarez
Le recours aux dispositifs numériques permet de valoriser le château empreint d’une remarquable modernité lors de sa construction au début du XXe siècle : construction empruntant à l’industrie, électricité, chauffage central, piscine, ascenseurs etc. Cela offre un regard renouvelé sur les espaces particulièrement touchés par un bombardement en 1944. Grâce à la réalité augmentée avec une tablette tactile, le visiteur découvre la structure du toit métallique endommagé, une source qui prend ainsi sens par sa mise en valeur assez « spectaculaire ». Le développement d’outils numériques nécessite d’importantes recherches de sources car son intérêt repose sur la mise à disposition d’informations plus fournies que le contenu textuel physique, dans lesquelles l’individu pioche à loisir. Ces dispositifs permettent de pallier les contraintes propres aux sources historiques. En effet, le château n’étant pas chauffé, l’hygrométrie ne peut être contrôlée, ce qui rend impossible la conservation en bonne et due forme de collections « précieuses ».
Certains espaces ne sont pas visitables pour des raisons de sécurité par exemple la cuisine de Trévarez, polluée par les matériaux utilisés (le plomb), la borne tactile devient donc l’accès unique à la source. L’expérimentation d’une visite virtuelle de cette cuisine avec des casques de réalité virtuelle a été menée par les étudiants du Centre Européen de Réalité Virtuelle (CERV). En revanche, lorsque les sources restent aisément appréhendables, comme avec la reconstitution de la chambre du propriétaire qui présente une œuvre Art Nouveau, les dispositifs numériques s’effacent.
Optimiser les sources grâce aux apports de l’informatique, exemples de projets
Le projet Urbania vise à exploiter la généricité, c’est-à-dire la ressemblance de certains objets partageant un grand nombre de caractéristiques communes, pour mettre en place une semi-automatisation de leur modélisation et optimiser ainsi leur valorisation. Dans le cas présent, il s’agit des plans reliefs du XVIIe siècle montrant l’organisation de la défense des villes et qui ne sont pas physiquement valorisés jusqu’à présent.
Le projet Repérage a pour but d’optimiser la capacité à retrouver l’emplacement exact et la construction précise d’un élément architectural, ici la voûte sexpartite de Notre-Dame de Paris, un travail fastidieux pour les équipes. La photogrammétrie, une technique qui recrée une image en 3D à partir de multiples photographies, permet en effet d’imprimer les éléments en 3D et de rejouer à plus petite échelle le montage des éléments, ce qui facilite grandement la recherche, mais aussi la médiation.
Le projet Astragale propose une base de connaissances facilitant le diagnostic structurel du bâti. Cela s’éloigne de la médiation, quoique cela révèle des sources intéressantes sur le vécu et les différents états du bâti.
Exploiter la modélisation 3D pour valoriser et préserver le bâti
La modélisation 3D, utile afin de rendre tangible un lieu que l’on ne peut visiter demande un important travail quant aux sources et à la mise en œuvre technique. Il s’agit d’évaluer les besoins d’outils, d’étudier les données disponibles et de rédiger les scénarios de médiation, d’évaluer les besoins d’interactions et l’efficacité du scénario dans le contexte informatique, ainsi que de veiller à l’amélioration de cette modélisation.
La reconstitution des forges de l’arsenal de Brest met en valeur le patrimoine industriel et le patrimoine humain qui l’accompagne et en particulier un marteau-pilon rare. La découverte passe par le fait de questionner un avatar. La modélisation du phare de Kéréon donne accès à un patrimoine inaccessible car situé en pleine mer et la visite virtuelle est déclinable en application, ce qui montre les possibilités d’évolution et de variations des dispositifs numériques. Outre les archives et captations, faire appel aux témoins lorsque l’on travaille avec un patrimoine récent est une opportunité de contrôler la véracité et la fidélité de la reconstitution.
La modélisation d’une habitation de l’âge du bronze de l’Ile de Molène à partir de vestiges archéologiques est qualifiée d’évocation plutôt que de reconstitution, du fait des incertitudes inhérentes aux sources lacunaires à disposition. La numérisation préventive des sources, même si elle n’est pas effectuée initialement dans l’objectif pour laquelle elle sera exploitée ensuite, se présente comme une précaution efficace en cas de destruction partielle ou totale de l’élément tangible. Cette pratique se diffuse dans le monde et est encouragée par les institutions – par exemple à travers la déclaration de Vancouver de l’UNESCO (2012).
En France, des initiatives comme le Conservatoire National des Données 3D se développent. La propension à la numérisation du bâti dépend aussi de variables culturelles : plus la mémoire reste vivante et passe par la pratique, telle que la prédominance du rituel dans la culture japonaise par exemple, moins la numérisation a lieu d’être.
Le dialogue entre des spécialités différentes
Autour des projets de conservation et/ou reconstitution, différentes disciplines de recherche et/ou différents métiers se rencontrent, quels sont les différents domaines que chacun a rencontré ? Des exemples de difficultés concrètes apparues lors de ces collaborations (problème d’utilisation de vocabulaire commun ou de gestion du temps notamment) sont évoqués. Quelle(s) formation(s) – si nécessité il y a – pour les intervenants ou pour leurs interlocuteurs, pourrait pallier ces difficultés ? Par ailleurs, mener un projet collectif de ce type induit de nombreux échanges aller-retour entre chercheurs maitrisant la donnée historique (archéologue, conservateur, historien de l’art etc.) et chercheur plutôt développeur de la solution technologique : problème rencontré, solution adoptée, négociations éventuelles… D’autres métiers peuvent être également concernés, en fonction des contenus et/ou du support : graphiste, maçon, installateur, décideurs etc.
Les enjeux de la numérisation pour les sources et les professionnels
Il apparaît que les dispositifs numériques culturels demandent un travail collectif et interdisciplinaire nécessitant un langage commun et une méthodologie commune. De l’historien à l’informaticien par exemple, permettre le dialogue entre les différents collaborateurs – et la multiplicité des regards qui découle de la synergie des disciplines – est un enjeu important pour la réussite d’un projet. Utiliser un langage simple et clair pour le cahier des charges, sans tomber dans l’écueil d’une trop grande simplification ou d’analogies fausses, connaître les délais et étapes spécifiques à chaque discipline ou créer une fonction de coordination représentent des pratiques utiles. Dans la pratique professionnelle, la pluridisciplinarité des formations suivies semble être un atout non négligeable.
Pour le commanditaire, s’assurer de la propriété de toutes les données utilisées pour le projet est un point de vigilance indispensable. La vulgarisation ou du moins la sélection des éléments opportuns dans les sources, par exemple dans une monographie archéologique, revêt un caractère essentiel. A l’inverse, l’amplification de la recherche de sources peut aussi être nécessaire car ce type de dispositifs en nécessite beaucoup. Cette question de l’ampleur des sources se double de la transformation, parfois brutale, induite par la formalisation des contenus c’est-à-dire la transcription des informations en langage informatique.
La création de dispositifs numériques est un processus souvent long, où l’état des sources devenues données doit se figer, ce qui peut être frustrant lorsque la connaissance des sources continue d’évoluer. Mettre en place des outils numériques ne signifie pas adhérer à une conception techniciste. Il est bon d’interroger le périmètre et la pertinence du recours au numérique car cela induit bien souvent des solutions techniques complexes avec de fortes compétences à mobiliser. De même, une source non numérique comme une carte postale ancienne par exemple peut se révéler tout aussi voire plus efficiente qu’une solution informatique telle que le nuage de points. La transmission au public est in fine l’objet principal de ces questionnements. L’information exhaustive des publics sur les limites du dispositif permet de conserver une approche scientifique et de proposer la juste médiation du contenu, de l’image, avec ses limites de validité. Le choix de ce que l’on représente à travers les dispositifs numériques est également significatif : Le décor et les objets mis en récit sont souvent privilégiés aux figurations humaines et aux récits sociaux subjectifs. La motion capture – outil de capture du mouvement humain pour en recréer l’image de synthèse – permet pourtant cette figuration mais reste peu exploitée. Le bénéfice apporté par la numérisation est constamment à interroger, surtout quand les budgets engagés sont souvent importants. Se demander si la numérisation de certaines sources s’avère superfétatoire voire contreproductive et en analyser les raisons est essentiel. L’efficacité de la mise à disposition et de la vulgarisation à destination des publics doit aussi être évaluée.
En conclusion, cette rencontre a permis de mettre en perspective les avantages et les inconvénients, les enjeux et les arbitrages liés à la conception de dispositifs numériques. Outre la question indispensable de la réception par les publics de ces dispositifs variés, le sujet a été envisagé par le prisme des sources (historiques), des techniques informatiques utilisés et des domaines scientifiques et professionnels engagés.
Pour citer cet article : LE CORNEC, Mélanie. 2023. Compte rendu de la conférence « Sources, conservation et transmission, quels apports du numérique ? »., Metis Lab, publié le 20 février 2023. Disponible sur :
metis-lab.com/2023/02/20/compte-rendu-de-sources-conservation-et-transmission-quels-apports-du-numerique/