Publié le 30 janvier 2023
[Illustration : François Joseph Pfeiffer (II), Porte Gothique, 1809 – 1835, Amsterdam, Rijksmuseum, Collection en ligne, Rijkstudio]
Pobes, Chloé
Cet article fait suite à un travail de mémoire en master Art de la Scène, soutenu en octobre 2022 et dont l’objet était d’interroger « Les écritures et usages du seuil : de l’espace muséal à la scène et inversement ».
Pourquoi le seuil ? Le seuil, comme l’explique l’écrivain Georges Perec, est central dans notre appréhension de l’espace et nous permet de penser la chambre, l’appartement, la rue, la ville, le pays, le monde ; l’espace. Ce n’est qu’en entrant en BTS Design d’Espace que j’ai appris à regarder et à considérer la notion de seuil, avant de l’expérimenter et d’en faire le sujet principal de ma réflexion. Déjà, j’imaginais l’idée d’instaurer une dialectique nouvelle entre des espaces définies comme contraires. Dans cette perspective, intégrer le Master Art de la Scène et du Spectacle Vivant à l’Université d’Artois, m’a permis de poursuivre mes recherches sur la notion du seuil, ici entre musée et scène ; deux espaces qui ont pour moi une importance fondamentale, qui ne cessent d’évoluer et qui s’articule au sein notamment d’une institution emblématique : le Louvre-Lens. À travers cette recherche, l’espace du musée et de la scène seront ainsi abordés sous différentes focales, présentant la multiplicité de la notion de seuil.
Introduction
Réfléchir à la notion de seuil signifie, d’abord, être conscient des multiples usages sémantiques et des diversités linguistiques dont il est porteur. Effectivement, le mot seuil se retrouve dans de multiples champs de recherche, autre que l’espace, donnant lieu à de nombreux débats sur la diversité de sa nature et sur sa conception. La multiplicité des expressions autour du seuil révèle le caractère flexible et complexe de ce dernier, mais aussi l’engouement naissant qu’il suscite. À la fois « distance et proximité, différence et identité, frontière et passage, séparation et réunion, […] contact et rejet, étanchéité et porosité » (Bergeron, 2017), le seuil ouvre à une voie intermédiaire, impulse un mouvement, une transition qui mérite une attention particulière, ici entre scène et musée. Considéré comme un concept opératoire, il est essentiel pour interroger les articulations, les limites, les inclusions ou frictions entre deux disciplines, deux cultures, deux identités, deux idéologies ou encore entre deux espaces, ici la scène et le musée. Ainsi, à travers ce mémoire il ne s’agit pas de tenter de dire – et encore moins d’épuiser – ce que serait le seuil mais d’en faire un outil opératique, voire l’outil d’une heuristique, pour penser les multiples rapports et relations entre les espaces et les humains.
Performances, concerts ou autres spectacles ont saisi l’espace muséal et abaissé les barrières entre musée et scène. Le vivant qui d’ordinaire s’arrête de manière symbolique aux portes des musées, fait depuis quelques années, irruption dans ces lieux, déplaçant avec lui limites et frontières et rendant les dialogues entre les espaces, les artistes et les publics beaucoup plus poreux. Inauguré en décembre 2012, le musée du Louvre-Lens, implanté dans l’ancien Bassin minier du Nord‐Pas de Calais, démontre cette curiosité réciproque entre scène et musée, art de la scène et muséographie.
De la scène au musée, du musée à la scène, ce travail universitaire évoque la complicité et la connexion entre différents champs disciplinaires. En effet, la recherche en arts de la scène s’enrichit d’apports divers venus de disciplines autres. Ici, elle puise également des éléments de sa réflexion dans la muséographie et vient ainsi construire ses outils et ses méthodologies dans les emprunts, les transferts et les oppositions.
I – Méthodologie et outils d’enquête
Un travail de recherche documentaire
Pour mener à bien cette réflexion, un travail de recherche documentaire a été réalisé mêlant les réflexions d’anthropologues, de psychologues, de philosophes, de biologistes mais aussi d’architectes, d’artistes et de médiateurs.
Pour ce faire, certains ouvrages comme Seuil. Du mot au concept (Jacques Baillé, 2006) tout comme D’un seuil à l’autre. Approches plurielles, rencontres, témoignages (Jacqueline Bergeron, 2017) proposent de mettre à l’étude le terme de seuil et ainsi d’en déterminer les statuts épistémiques dans divers secteurs de recherche où il entre en usage au titre de concept. Toutefois, dès lors que l’on souhaite observer davantage la singularité de ce seuil, nos recherches doivent se saisir de nouveaux mots-clés, ce qui nous conduit aux travaux de Pascal Dibie, Ethnologie de la porte. Des passages et des seuils (Dibie, 2012), ou encore à ceux d’Arnold Van Gennep, Les rites de passages (V.Gennep, 1981) qui abordent respectivement les enjeux de la question de la porte, des passages et des seuils entre différents lieux, occasions et situations.
Cet appui se nourrira également de l’approche anthropologique, phénoménologique, philosophique et neuroscientifique. Les travaux des philosophes Gaston Bachelard (1958), Gilbert Durand (1960) et Merleau-Ponty (1945) associés aux recherches de Bernard Andrieu (2016) ou de Bruce Bégout (2020) ont permis de développer une réflexion sur la relation entre le corps, l’imaginaire et son environnement. Durant cette recherche, la description du vécu, de l’expérience sensible de l’individu sera privilégiée.
Une approche phénoménologique
Nous tourner du côté de la phénoménologie est, ici, perçu comme une solution permettant une analyse plus pertinente de la question de l’expérience du seuil. La phénoménologie prend pour point de départ l’expérience. Focalisée sur le vécu originel du sujet, la phénoménologie « envisage notre manière d’être relié au monde par notre corps, de l’habiter et d’agir à travers lui. » (Andrieu, 2012). Dans le cas précis de cette étude, l’expérience corporelle a été nécessaire pour analyser le seuil, présentée selon une séquence tripartite : phases de séparation, de marge et d’agrégation. L’enquête sensible au Louvre-Lens, dont la démarche était celle de s’attacher au vécu des usagers, a permis, à petite échelle, d’identifier des effets propres au seuil, et nous invite à considérer cette notion comme un outil efficace pour penser l’approche des publics et la médiation. Effectivement, le rapprochement de ces deux espaces aux qualités différentes, permet de réveiller, d’éveiller d’autres sens, d’autres émotions, d’autres comportements, chez ceux qui les traversent et les observent.
II – Dialogues avec les professionnels
Porte de Lens – du musée au parc, du parc au musée : transparences, reflets et jeux de lumière. © Philippe Huguen / AFP/ Archives
Les espaces de transition longtemps considérés comme superflus, sont depuis quelques années largement significatifs. Au musée, la réflexion est également portée sur les qualités de ces espaces transitionnels afin de démocratiser la culture et inviter le visiteur ou spectateur à pénétrer les lieux.
Pour Juliette Guépratte, historienne de l’art, directrice de la stratégie et chargée de l’art contemporain au Musée du Louvre-Lens, l’architecture du bâtiment, son parc et sa scène stimulent de nouveaux comportements, fournissent de nouveaux parcours, facilitent le cheminement vers l’entrée ou encore contribuent à favoriser la rencontre de l’individu avec un nouvel espace. L’objectif : faire tomber la pression et attirer les publics les plus réticents par une politique des petits pas.
Posséder une salle de spectacle au sein du musée a ouvert de nouvelles possibilités, notamment en termes d’éclairage et d’ambiance lumineuse. En communicant entre elles, en invitant le spectacle vivant à pénétrer l’espace muséal et inversement, de nouvelles méthodes de travail, d’approches, de réflexion ont émergé. Pour Grégory Mortelette, régisseur général du Louvre-Lens, la création du Pôle audiovisuel et éclairages muséographiques à créer des ponts entre éclairage d’exposition et éclairage muséographique. Pour ce régisseur, initialement venu du théâtre et de la danse, travailler entre espace scénique et muséal crée une richesse, une ultime voix à la création. Une fois dépassées les questions de conservation, c’est tout un langage et un vocabulaire spécifique au spectacle vivant qui infusent avec les commissaires et muséographes.
Enfin, pour Arnaud Verkindere, médiateur culturel à Culture Commune, scène nationale du Bassin minier du Pas-de-Calais et partenaire de la Scène du Louvre-Lens, l’espace muséal et l’espace scénique, communiquent encore timidement entre eux et reste perçus comme deux espaces dissociés pour une majorité des publics de Culture Commune. La présence du musée non loin de la Scène, ne viendrait pas davantage renouveler les publics. En effet, pour Nathalie Duparque et Marie Gérard, toutes deux médiatrices culturelles au Louvre-Lens, ce travail de décloisonnement est un travail à long terme, mais aussi d’entraide. Afin de décloisonner les arts et croiser les publics, l’art vivant devra s’adapter aux musées et autres lieux.
III – Premières conclusions
La notion de seuil est au départ purement spatial. Il est cet outil, sorte de baromètre qui régit les espaces entre eux. Le seuil évolue et s’adapte aux nouvelles manières de penser et d’investir l’espace du musée, de la scène, car toujours plus désireux de s’adapter aux publics et de démocratiser l’accès à la culture. Cette recherche a mis en avant le fait que venir valoriser les seuils, tantôt limite, tantôt continuité, et cela dès la genèse d’un projet, est primordial si l’objectif est celui de fluidifier le dialogue entre plusieurs milieux, espaces et publics.
Dans le cas précis de cette étude, l’expérience corporelle a été nécessaire pour analyser le seuil, présentée selon une séquence tripartite : phases de séparation, de marge et d’agrégation. Le seuil influence les états émotionnels des visiteurs, modifie leur posture, produit des micro-ajustements, les préparant à la rencontre esthétique et au passage d’un univers à l’autre. Les résultats ont montré que le seuil crée une dynamique, structure l’espace, contribue à l’ambiance et stimule les sensations corporelles.
Dark Red création chorégraphique d’Anne Teresa de Keersmaeker / Rosas, à la Galerie du Temps et au Pavillon de Verre du Louvre-Lens, le 13 juin 2021. © Chloé Pobes
De plus en plus largement, le musée s’ouvre à la scène, sortant de ses cadres traditionnels pour s’imprégner d’immatériel et d’éphémère, et s’en nourrir. Le spectacle vivant en entrant en contact des expositions permet d’attiser la curiosité, de susciter l’envie de contempler une œuvre. Inviter les arts vivant au musée peut ainsi proposer un contact renouvelé avec l’œuvre et cela par la dynamique d’un autre art. Inversement, l’espace muséal peut lui aussi être une source d’inspiration pour le spectacle vivant. Ces sujets peuvent ouvrir à de nouvelles lectures de l’exposition. Le passage par la scène peut servir d’outil analytique et sensible aux œuvres exposées. La scène peut également être un mode inattendu de socialisation au musée.
Enfin le seuil peut, s’il remplit certaines conditions, être un espace de médiation, permettant réellement un passage progressif de l’espace muséal à l’espace scénique et inversement. Leur fonction de médiation et leur rôle symbolique permettent un processus d’ajustement nécessaire pour acquérir une posture de visiteur ou de spectateur.
Dans cette recherche, le seuil a pris des couleurs, des sens différents, venant désigner des espaces, des pratiques, des pensées, des réalités, montrant différentes facettes de l’essence du mot, et des spécificités qui lui sont intrinsèques. Par essence le seuil évolue naturellement, est malléable, vivant et vient créer des espaces de rencontre, des liaisons, des échanges. Le seuil peut devenir lorsqu’on le regarde avec intérêt et prévention, un espace ouvert, aux potentialités et ressources diverses.
Bibliographie & sitographie
ANDRIEU, Bernard. (2016.) Sentir son corps vivant, Emersiologie 1, Paris, Vrin, Moments philosophiques.
BACHELARD, Gaston. (1958.) La Poétique de l’espace, Presses Universitaires de France.
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BERGERON, Jacqueline. (2017). D’un seuil à l’autre. Approches plurielles, rencontres, témoignages, Archives contemporaines.
CHEVALIER, Pauline ; MOUTON-REZZOUK, Aurélie ; URRUTIAGUER, Daniel (sous la direction de). (2018). Le Musée par la scène. Le spectacle vivant au musée. Pratiques, publics, médiations, coll. A la croisée des arts, éd. Deuxième Époque, Montpellier.
DIBIE, Pascal. (2012). Ethnologie de la porte, des passages et des seuils, Métailié.
DURAND, Gilbert. (1960). Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, PUF.
GOUHIER, Henri. (1989). Le Théâtre et les arts à deux temps, éd. Flammarion.
KAUFMANN, Jean-Claude. (1996). « Portes, verrous et clés : les rituels de fermeture du chez-soi », Ethnologie française, n°26.
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SEGALEN, Martine. (2001). Rites et rituels contemporains, Paris, Nathan.
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TURNER, V.W. (1990). Le phénomène rituel. Structure et contre-structure, Paris, PUF.
VAN GENNEP, Arnold, (1909) [1981]. Les rites de passages.
Pour citer cet article : POBES, Chloe (2023). Du seuil architectural au seuil de médiation., Metis Lab, publié le 30 janvier 2023. Disponible sur :
metis-lab.com/2023/01/30/du-seuil-architectural-au-seuil-de-mediation/