Publié le 15 septembre 2022
[Illustration : Reijer Stolk, Abstracte compositie, 1906 – 1945, Amsterdam, Rijksmuseum, Collection en ligne, Rijkstudio ]
Remarque liminaire
Cet article est un compte rendu de la session plénière intitulée “Purpose : Museums and civil society” (« Un objectif : les musées et la société civile ») qui a ouvert la 26e Conférence Générale de l’ICOM à Prague (22 août 2022) sur le thème “The power of museums”.
Introduction
Il n’est jamais aisé de définir un thème général pour un rassemblement aussi imposant que la Conférence Générale de l’ICOM, et il est certainement aussi complexe de proposer une ouverture à la hauteur des attentes des milliers de professionnels et muséologues présents sur place (ou à distance !).
L’ICOM, par le biais du comité organisateur d’ICOM République Tchèque, a ainsi pris un parti fort, celui de miser sur le « pouvoir des musées », comme symbole de la réaffirmation de l’unité à la fois d’un secteur qui n’aura pas été épargné par la crise de la Covid-19, et d’une organisation largement affaiblie au sortir de la Conférence Générale de Kyoto en 2019 (1). S’agit-il d’un constat ou d’une volonté réaffirmée, comme un rappel incessant, une sorte de méthode Coué visant à réenchanter le monde des musées, ou a minima celui de l’ICOM ? Plusieurs thématiques ont donc été abordées lors des quatre sessions plénières ayant pris place sur la scène du Hall A du Centre des Congrès de Prague, afin d’aborder des questionnements actuels, liés aux transformations des institutions muséales : “Purpose : Museums and civil society” ; “Sustainability : museums and resilience” ; “Vision : Museums and leadership” ; “Delivery : Museums and new technology”. Le cinquième temps fort s’est formé autour du sujet de la très attendue « nouvelle » définition du musée, consacrée par la table-ronde “The power of the Museum definition : a common ground for museums” et de l’Assemblée générale extraordinaire du 24 août 2022.
Bien que la teneur des conférences ait été variée et particulièrement riche, nous faisons le choix ici de présenter en priorité un compte rendu de la session “Purpose : Museums and civil society”. D’une part, parce l’usage de la notion politique de « société civile » – bien que non explicitée et développée – est loin d’être anodine : elle peut facilement se retrouver confondue avec la notion de communauté (d’habitants, de territoire), ou opposer la communauté professionnelle et les personnes, hors du musée. Mais ici, elle interroge de facto l’ICOM sur son rôle politique, positionnement qu’elle tend habituellement à éloigner. D’autre part, parce que ce sujet, comme son programme et la liste des intervenants l’indiquaient, laissait supposer un contenu âpre, dense (abordant à la fois des questions de conflits, de guerre et de génocide), contrastant fortement avec l’aspect festif d’une telle réunion après deux ans d’absence de réunions physiques. Tentons ici d’en donner quelques clés de compréhension.
Museos para pensar Territorios – Margarita Reyes Suarez
La conférence inaugurale, sur le thème « Des musées pour penser le territoire » s’est ouverte par l’intervention de l’anthropologue et muséologue colombienne Margarita Reyes Suarez, chercheuse à l’Institut colombien d’anthropologie et d’histoire (ICANH), anciennement Conservatrice en archéologie et en ethnographie au Musée national de Colombie. Ce « détail » ne nous échappe pas : c’est ainsi en premier lieu la voix de l’Amérique latine, et surtout de l’anthropologie (et donc de la recherche !), qui a résonné au sein de l’hémicycle de l’ICOM (2).
Pour Margarita Reyes Suarez, les musées composent des espaces pour construire et penser le territoire. Mais cette affirmation n’est pas une évidence. Reyes Suarez rappelle que modèles muséologiques théoriques européens ont été mobilisés pendant des décennies – et le sont encore – pour collectionner, classer, exposer le patrimoine matériel et immatériel. Le travail muséal, au contact des enjeux touristiques et économiques, s’est ainsi transformé en véritable spectacle, mais sans possibilité de pourvoir aux besoins des populations locales. Soutenir le tourisme ? Oui, mais pas uniquement la création des « belles images » de catalogues de voyages. Oui, mais seulement si celui-ci est au bénéfice des populations locales, et non des acteurs économiques et politiques. Le défi pour les musées est de taille, car il s’agit de trouver un équilibre délicat entre les enjeux touristiques et les enjeux sociaux, enjeux contrastés s’il en est. D’autre part, cette nécessité s’inscrit dans un contexte difficile, celui des mouvements de violence et du conflit armé colombien, depuis les années 1960, et des groupes de guérillas notamment le Movimiento 19 de Abril (mouvement M-19).
Margarita Reyes Suarez revient ainsi sur sa propre expérience, celle de la recherche de méthodes liées à l’anthropologie, l’archéologie, la muséologie ou l’histoire de l’art qui prennent en compte les perspectives locales. Les musées doivent suivre cette logique : ils doivent être des lieux pour penser et réfléchir, renforçant la prise de conscience face aux spécificités culturelles régionales, davantage que des lieux d’attractions et de divertissement. L’objectif des projets concernés par son travail se fonde sur le fait que les musées doivent prendre en compte à la fois les personnels (architectes, conservateurs, muséologues) et les personnes dont ils racontent l’histoire. Comme elle l’indique, il s’agit ainsi de changer notre vision : ne pas percevoir ces lieux comme des espaces dédiés aux élites, créés pendant la colonisation, reconnaître la diversité culturelle et la richesse culturelle et géographique en plaçant la population au centre des préoccupations. De sélectionner la richesse culturelle, publique, pour être capable de réfléchir à l’enrichissement d’un pays : « il ne s’agit pas d’alléger notre conscience mais de bâtir des lieux communs ».
La méthode employée repose sur la compréhension de l’esprit de chaque lieu, et de chacun, enfants ou personnes âgés, académiciens ou acteurs locaux, afin d’ouvrir des espaces d’expériences communes. Un important travail a été mené en Colombie dans les années 1990, lors de terrains multiples (du plateau des Andes à la frontière au Venezuela en passant par la vallée de la Rivière Magdalena). L’aide des populations a été fondamentale pour restituer le contexte des objets collectés. Mais le contexte de la période rouge, marqué par une activité forte de la guérilla (présence des narco-trafiquants, enlèvements des juges, occupation du palais de Justice par le mouvement M-19) a placé hommes et femmes sous la menace de représailles. Il a fallu ainsi trouver une méthode similaire dans des territoires plus calmes, afin de pouvoir récolter les mémoires et les souvenirs des communautés d’habitants. Plusieurs projets sont le fruit de ce travail continu.
Par exemple, le projet « Museos cotidianos » (3), porté par l’ICANH a débuté dans les années 1990 dans le but d’ouvrir des espaces de socialisation et de réflexion sur les modes de valorisation et d’appropriation du patrimoine local. Le projet a permis de récupérer la mémoire, l’histoire, l’identité et les processus de cohésion et de résistance – contre toute forme de violence – des communautés (comme l’exposition itinérante notamment : Yolanda : Fragmentos de destierro y desarraigo au Musée national de Bogota)
Il s’agissait d’offrir des outils pour ceux qui étaient obligés de quitter leur maison à cause de la violence. Comme le signale Margarita Reyez Suarez :
« Nous avons connu ces voix, nous leur avons permis d’avoir une place au musée. Ils ont donné leur corps pour expliquer leur culture ».
Le rôle des acteurs locaux est essentiel, à la fois dans la connaissance du lieu et des objets, mais également dans la possibilité donnée de créer ou de rénover les musées (Rénovation du musée régional du Museo del Rio Magdalena (Honda) à partir de l’exposition temporaire Rio Magdalena et de l’effort des pêcheurs locaux). Le juste retour est de penser le musée dans le respect de la dignité des personnes (Espacios de creacion con identidad bocachiques – Museo de Oficias)
Les musées ont ainsi plusieurs objectifs : ils sont des lieux permettant de construire des communautés autour du patrimoine et par le patrimoine, des lieux pour penser, qui acceptent les différences, mais surtout des espaces de mémoires connectant le passé et l’avenir. Pour Margarita Reyes Suarez, il s’agit surtout d’en faire des lieux où la société pourrait présenter son histoire, où il serait possible de changer les mentalités, et de donner la parole à ceux qui n’ont jamais été écoutés.
Ouvrir les discussions : quelles relations entre les musées et la société civile ?
Les discussions ont été ouvertes, à partir du constat de la transformation des musées comme des lieux démocratiques, ouverts à la société civile, contrastant avec leur statut originel, public ou philanthropique. Barbara Kirshenblatt-Gimblett (POLIN Museum) interroge ainsi la supposée neutralité du musée, et rappelle que les musées sont considérés comme se basant sur des faits, présentant des objets historiques et authentiques, orientés vers la recherche, ce qui constitue un élément fort dans une période marquée par le scepticisme et des fausses informations. La dichotomie apparue autour de la neutralité ou non du musée tend à oblitérer la véritable question, celle de leur potentiel en tant qu’agora informant sur les débats de la société civile.
Katerina Chuyeva (Culture and Information Policy of Ukraine, Vice-Minister) rappelle, au travers de l’histoire de l’Ukraine (à partir de son indépendance en 1991, et de la guerre de Crimée de 2014) que les groupes de la société civile ont pris part dans les moments cruciaux de l’histoire pour pallier la lenteur des instruments étatiques. Cette lutte pour la création d’une histoire nationale et la protection de la mémoire pose de fait une question fondamentale, rarement abordée et assumée : quelle est la limite entre obligations citoyennes et obligations professionnelles ? Les professionnels de musées, à la fois en tant que professionnels mais aussi en tant que citoyens, ont un rôle majeur à jouer dans la protection et dans la construction de l’identité et des sites mémoriaux. Leur rôle s’est mesuré notamment en 2014 par la protection des collections, mais également par l’acquisition de nouveaux artefacts (justifiant la bonne documentation de la guerre en Ukraine).
Enfin, les interventions de Jasmino Halilovic (War chilhood museum Foundation, Bosnie-Herzégovine) et de Hang Nisay (Tuol Sleng Genocide Museum, Cambodge) interrogent la connexion de la mémoire aux objets et aux lieux de marqués par l’histoire. Qu’il s’agisse d’un musée composé d’objets et de leurs récits, ou de l’école de Phnom Penh, investie par les Khmers rouges et lieu de preuves et de mémoire, leurs ambitions sont similaires. Ils offrent une plateforme pour la parole des survivants et permettent la transmission de la mémoire aux jeunes générations.
Le mot de la conclusion a été permis lors de l’échange avec les participants : il ne s’agit pas de parler de neutralité ou d’activisme au sein des musées. Ils doivent être – selon les mots de Katerina Chuyeva – « sincères » (truthful).
Un sujet difficile : parler politique au sein de l’ICOM
On l’aura compris, ouvrir la 26e Conférence Générale de l’ICOM sur la place de la société civile dans les musées à une certaine portée. Elle rappelle que les musées n’existent pas seuls, mais par et pour les hommes et femmes qui en sont à la fois le sujet et l’objet, à la fois les acteurs et le processus. En abordant les questions liées à la complexité de la préservation et de la transmission de la mémoire, de la mémoire menacée, ou traumatique, c’est un aspect bien plus complexe du rôle social du musée qui est mis en lumière.
On peut se réjouir de voir des sujets délicats traités au sein de l’ICOM. Pour autant, cet effort ne manque pas de questionner quant à sa véritable portée. Il est évident que le spectre de la guerre en Ukraine s’est imposé, à juste titre, dans les consciences et les esprits et dans les projets menés (dont, notamment la révision du Code de Déontologie de l’ICOM. Cependant, il est justifié de s’interroger sur l’absence d’implication, et même simplement d’une prise de conscience sur d’autres conflits, sur d’autres continents, dans d’autres lieux, qui font peser la menace d’une pensée peut-être encore coloniale et uniquement médiatique au sein de l’organisation.
Le sujet est délicat, et certainement risqué. L’absence de clarté autour d’une prise de position politique de l’ICOM pouvait trouver un certain écho dans les réunions des comités ICONAM et DRMC autour du sujet “War and Heritage : The power of museums in preparing for and representing armed conflits”. La présentation proposée par Shirin Malikova (ICOM Azerbaïdjan), sur les destructions imputées à l’Arménie lors de la seconde guerre du Nagorno-Karabagh, s’est développée comme un catalogue de « méfais » patrimoniaux sans remise en question du contexte historique, ni même de la place des musées dans un processus de paix difficile (4). Face à une telle situation, une objection a néanmoins été émise par les principaux accusés, dont le droit de réponse était fortement limité et contraint. Comme l’a souligné Hayk Mkrchtjan (ICOM Arménie) :
« Nous sommes l’un des comités de l’ICOM : ce n’est ni une plateforme de débats politiques ni d’allégations, ni un lieu pour émettre des discours de haine » (5).
Ce n’était peut-être pas le lieu pour en débattre – si tant est qu’un débat ait pu avoir lieu, aucune question n’ayant pu être posée. Mais cette situation, à la fois complexe et difficile, soulève une question : est-il possible, au sein de l’ICOM, de dénoncer d’un côté, tout en laissant de l’autre la porte ouverte à l’émergence de discours discriminatoires (6) voire de propagande ?
De même, l’annonce de la tenue en 2025 de la 27e Conférence Générale de l’ICOM à Dubaï, est loin de ravir tous les esprits et souligne un positionnement ambivalent. Peut-on valoriser, par exemple, des sessions portant sur les musées LGBTQ+ et célébrer la venue dans un pays interdisant l’homosexualité sous peine de mort ? Peut-on émettre des discours sur le développement durable, dans un contexte de crise écologique, et faire fi des conditions environnementales dans lesquelles se développent les musées aux Emirats arabes unis ?
Le propos des intervenants de la session “Purpose : Museums and civil society” repose dans la manière dont les musées peuvent s’emparer de sujets politiques, être des acteurs du politique et agir avec/pour la société civile. Mais finalement, tout le sujet ne porte-t-il pas à interroger le positionnement de l’organisme posant ces questions mêmes ?
L’ICOM est un lieu de coopération et collaboration, et c’est là sa plus grande force. Pour autant, pourra-t-elle finalement répondre à la thématique du « pouvoir des musées » sans prendre en considération ses contradictions internes ? Encore un sujet délicat.
Notes de fin
(1) Cet affaiblissement a notamment été perçu lors des débats animés concernant la définition du musée et du report du vote initialement prévu lors de l’Assemblée Générale Extraordinaire du 8 septembre 2019. Il ne s’agit pourtant que du symptôme d’un malaise peut-être plus profond, en ont témoigné la vague de démissions de membres du comité MDPP (Museum Definition, Prospective and Potential) et de la présidente de l’ICOM, Suay Aksoy.
Voir : https://www.lequotidiendelart.com/articles/17951-alberto-garlandini-nouveau-président-de-l-icom.html.
(2) Rappelons que la communauté muséale rassemblée par l’ICOM, outre son ancrage historique sur le territoire européen, est formé essentiellement de professionnels de musées.
(4) Ce processus est par ailleurs, à ce jour, bien fragile, en témoignent les fréquentes ruptures de cessez-le-feu et l’actuelle recrudescence des bombardements au-delà de la zone contestée.
(5) Un rapport a néanmoins été remis aux organisateurs de cette session sur les destructions patrimoniales commises par l’Azerbaïdjan.
(6) Committee on the Elimination of Racial Discrimination: https://www.ohchr.org/en/press-releases/2022/08/un-committee-elimination-racial-discrimination-publishes-findings-azerbaijan.
Pour citer cet article : GUIRAGOSSIAN, Olivia (2022). Purpose : Museums and civil society / Un objectif : les musées et la société civile – Compte rendu de session plénière de l’ICOM., Metis Lab, publié le 15 septembre 2022. Disponible sur :
metis-lab.com/2022/09/15/purpose-museums-and-civil-society-un-objectif-les-musees-et-la-societe-civile-compte-rendu-de-session-pleniere-de-licom/
1 réflexion au sujet de “Purpose : Museums and civil society / Un objectif : les musées et la société civile – Compte rendu de session plénière de l’ICOM.”