Cindy Lebat
[Illustration : Adrien Emmanuel Marie, Un dimanche au musée de Cluny. © Musée Carnavalet, Histoire de Paris/Paris Musées]
Propos introductif au colloque « Musée pour tous, musée pour chacun : comment penser des politiques de publics inclusives », qui s’est tenu le 5 juin 2019 à la Maison de la Recherche de l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, organisé par l’association Mêtis en collaboration avec Tactile Studio, suivi d’une bibliographie indicative autour des thématiques de l’accessibilité, de l’inclusion et de l’accueil des publics dans les musées.
Introduction de la journée par Cindy Lebat
Le projet de ce colloque est né du constat d’un besoin toujours renouvelé de se rassembler et d’échanger autour de ces questions d’accessibilité et d’accueil des personnes en situation de handicap dans les lieux culturels, doublé du constat du développement de l’usage du terme « inclusion » et de la notion d’accessibilité universelle, qui nous ont amené à vouloir les interroger réellement et profondément.
Il est né aussi d’une volonté de croiser les regards : à la fois des considérations théoriques, pour mieux comprendre les fondements des notions évoquées, mais aussi des considérations pratiques, pour voir comment les professionnels s’en emparent sur le terrain, quelles réponses concrètes ils apportent aux problématiques soulevées.
Je vais présenter les questionnements qui sont au fondement de cette journée et qui, je pense, pourront guider nos réflexions au cours de cette journée.
Un musée inclusif: qu’est-ce que c’est ?
Nous faisons le constat de la multiplication de l’usage du terme, dans le secteur muséal dans ses discours institutionnels (comme la Mission musée du 21e siècle), mais aussi plus largement dans des domaines relevant beaucoup plus du quotidien (j’ai récemment vu qu’une marque de prêt-à-portée populaire lançait une collection « inclusive », ce qui en creusant un peu était synonyme de « grande taille, jusqu’au 60 », ce qui m’a conforté dans la nécessité de questionner réellement la notion, qui apparaît bien galvaudée dans ses usages courants).
Si on doit le dire dans des termes simples, on peut définir le musée inclusif comme un musée garantissant l’accueil de tous les publics, en prenant en compte les besoins individuels et spécifiques de chacun, mais tout en assurant un accueil non-ségrégatif. On voit donc d’emblée que le concept pose questions, et soulève une apparente contradiction entre modèles universaliste et individualiste. Cela apparaît comme un défi à relever pour les institutions muséales. La notion de conception universelle (ou accessibilité universelle, ou universal design) s’impose alors comme une réponse idéale : elle est en effet extrêmement séduisante avec la promesse d’une approche à la fois disponible pour tous et adaptée à chacun. Elle permet donc, semble-t-il, apporter une réponse aux enjeux de l’inclusion, en proposant des dispositifs s’adressant à tous, dont chacun peut se saisir de façon satisfaisante selon ses propres besoins. Il s’agit de penser des dispositifs et des actions et outils profitables à tous. La place laissée aux individualités amène également les institutions muséales à repenser les formes de l’engagement des visiteurs ; ainsi, le musée inclusif est aussi un musée qui fait la part belle à la participation citoyenne, amenant chaque visiteur à s’engager et à s’exprimer en tant qu’individu dont l’institution reconnaît et valorise la légitimité. Le musée cherche alors à contribuer dans le même temps à reconnaître les spécificités individuelles et à les fédérer autour de la notion de communauté. Tour de force.
Mais bien évidemment cette perspective inclusive, qui s’incarne en partie à travers ces notions d’accessibilité universelle et de participation citoyenne, soulève un certain nombre de questions et de contradictions que nous tâcherons d’aborder aujourd’hui pour porter sur elles un regard critique et constructif.
Notons, comme questions centrales :
- Comment être « universel » sans nier les individualités ? N’y a-t-il pas un nouveau risque de discrimination, prenant la forme d’une négation des besoins spécifiques au profit d’approches universelles ?
- Le besoin de reconnaissance ne va-t-il pas de pair avec une volonté de partage entre individus ayant une expérience et des besoins communs ? Dans ce cas, l’universalité est-elle réellement un besoin exprimé et ressenti par tous ?
- De façon très concrète, n’est-il pas utopique d’imaginer pouvoir penser à tout et à tous ? Que faire des injonctions contradictoires ? (par ex., le besoin de forte luminosité de certains VS la photosensibilité d’autres?) L’accessibilité universelle ne devrait-elle pas, en ce sens, être pensée comme un processus et non une fin en soi ?
- Comment la perspective inclusive amène-t-elle à repenser profondément les modalités de transmission dans les musées, notamment par le biais des dispositifs de médiation culturelle?pouvons-nous réellement faire le constat d’un rééquilibrage sensoriel, conséquence heureuse du développement de dispositifs mobilisant d’autres sens que la vue ? L’hégémonie de la vue est-elle réellement battue en brèche, ou les autres sens sont-ils simplement mobilisés comme une « traduction » de l’approche visuelle ?
Toutes ces questions seront soulevées à travers les différentes interventions de la journée, et elles pourront être confrontées à la réalité du terrain car nous avons, encore une fois, voulu construire cette journée comme un dialogue entre considérations théoriques et réalités pratiques. Nous aurons donc l’opportunité de découvrir de nombreux exemples de dispositifs et d’actions initiées dans les musées, que nous pourrons discuter à la lumière de ces questionnements et des éclairages théoriques qui seront apportés.
Je vous souhaite à tous une belle et riche journée, qui je l’espère fera avancer les réflexions autour de l’accessibilité, de l’accueil des publics et de l’inclusion dans les musées.
Bibliographie
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