Publié le 06 avril 2022
[Illustration : Jan Jansz Mostaert, Portrait of an unknown man, 1525 – 1530, huile sur panneau, Amsterdam, Rijksmusem, Collection en ligne, Rijkstudio ]
Darmon, Sarah / Besson, Julie / Blohberger, Esra
Cet article est écrit dans le cadre du dossier Musées et mémoire : parler d’esclavage au sein des musées, composé d’une introduction et de différentes ressources. Pour retrouver le cadre du dossier, rendez-vous sur l’introduction.
Si vous vous promenez à Paris tout près du cimetière de Montparnasse, vous tomberez peut-être sur une petite rue qui s’appelle rue Victor Schoelcher. En vous rendant à Martinique à près de 7 000 km à vol d’oiseau, vous pouvez vous rendre à une commune du même nom, Schoelcher.
Qui était alors ce personnage dont les rues portent son nom ? C’était un homme politique français dont le nom est lié à l’émancipation des esclaves en France et dans ses colonies.
L’esclavage dans les colonies françaises outre-Atlantique et dans l’Océan Indien (et en extension dans les plantations des autres puissances européennes) est fortement lié à un modèle économique et social – la traite négrière – pour ravitailler de la main-d’œuvre. Encadré par la loi, alimenté par une grande machine économique, l’esclavage a pu se pratiquer pendant plusieurs siècles (du XVIe au XIXe siècle pour la France) avec plus ou moins d’intensité, avec des traitements territoriaux différents en France métropolitaine ou dans les colonies, avec des tiraillements entre les abolitionnistes et les avocats de l’esclavage.
Même si l’esclavage existait déjà bien avant que les nations européennes en fassent un commerce douteux, c’est la dimension géographique et l’ampleur de ce système économique et social qui surprennent : en tout, 12 millions de personnes (jusqu’à 15, voire 18 millions selon les sources) auraient été enlevées à jamais de leur berceau, on pense à une mortalité autour de 15 % (Dorigny, M, Gainot, B, 2017, p. 26) pendant le passage au travers des océans ou à la suite d’un travail pénible (1). Pire encore, dérobés de leur liberté et leur nature humaine, les esclaves étaient aussi dépourvus de toute caractéristique humaine pour davantage creuser l’écart entre eux et les propriétaires (Dorigny, M, Gainot, B, 2017, p. 22).
Dans cet article, sans prétendre à l’exhaustivité des faits historiques, nous souhaitons rappeler le contexte historique en France pour apporter un éclairage et encadrer les exemples muséaux que nous traitons dans un article postérieur.
Traitement juridique différent selon le territoire
Depuis le Moyen Âge (2), il était interdit de tenir les esclaves en France métropolitaine. En effet, un édit du 3 juillet 1315, promulgué par le roi Louis Le Hutin, donnait la liberté aux serfs. Cette loi était toujours en vigueur en Métropole, même si plus tard les colonies françaises pratiquaient l’esclavage sur les îles conquises. Ainsi, une personne noire appartenant à un Français planteur-propriétaire se trouvait alors libérée dès qu’elle mettait son pied sur le sol français métropolitain. Ce fonctionnement n’avait guère plu aux planteurs des îles caribéennes qui revendiquaient le maintien du lien de la servitude même dans la Métropole. L’édit du 25 octobre 1716 donnait alors la garantie aux propriétaires d’esclaves du maintien de leur statut même en les amenant en Europe sous la condition du respect de l’édit renforcé encore par la déclaration royale du 15 décembre 1738 et du 9 août 1777. Le dernier avait pour but d’arrêter l’afflux des personnes noires en Métropole pour les questions de logistique et d’ordre en Métropole dans les colonies comme nous pouvons lire dans la Déclaration pour la police des noirs, n° 733 : “[…] nous sommes informés aujourd’hui que le nombre des noirs s’y est tellement multiplié, par la facilité de la communication de l’Amérique avec la France, qu’on enlève journellement aux colonies cette portion d’hommes la plus nécessaire pour la culture des terres, en même temps que leur séjour dans les villes de notre royaume, surtout dans la capitale, y cause le plus grands désordres […]”.
La France se hisse au rang d’une puissance dans la traite négrière
Comment l’esclavage a pu prendre une telle ampleur ? La (re-)découverte des nouveaux territoires fertiles que le périple de Christophe Colomb en 1492 provoque la conquête et la cultivation des terres fertiles chez les puissances européennes. Le Portugal ouvre le bal : dès 1455, le Pape Nicolas V autorise le roi du Portugal à pratiquer la traite. Le commerce entre la côte ouest-africaine et le Brésil prend son vol.
La France fonda sa première colonie permanente en Amérique, Port-Royal (Acadie) en 1605, puis Richelieu autorisa en 1626 la colonisation de la Guyane (3).

Avec l’engouement croissant pour les denrées issues du Nouveau Monde comme de la canne à sucre ou du tabac, la France avait besoin de main-d’œuvre dans les plantations des îles caribéennes.
Or, les premiers travailleurs agricoles européens qui s’étaient volontairement installés pour trois ans dans cette région ne constituaient plus une force ouvrière suffisamment nombreuse pour satisfaire la demande. Ni d’ailleurs la population autochtone, des Indiens, réduits en nombre par les maladies importées et/ou les exploitations.
Louis XIII créa alors l’encadrement légal pour pouvoir se servir d’une main-d’œuvre “bon marché” et dès 1642, la traite était autorisée. Commence alors en France le commerce triangulaire pour vendre des esclaves en échange des produits européens qui étaient transportés sur les îles pour être vendus à leur tour contre les denrées si convoitées.
Si le traitement des esclaves dans les colonies relevait d’abord de la jurisdiction locale, le Roi réaffirmait son pouvoir avec l’édit de 1685 de Colbert (appelé le Code noir en 1718) (4) qui encadrait la propriété des esclaves, leur traitement en cas d’infraction, mais aussi leur statut juridique. Dans l’article 44 par exemple, les Noirs faisaient désormais partie de la catégorie des “meubles” (cf. des registres exposés dans le musée d’Aquitaine à Bordeaux).
Plusieurs ports français participent au triangle commercial pour vendre les esclaves achetés sur les côtes d’Afrique dans les colonies des Amériques et des Caraïbes. Les plus grands en termes d’expéditions étaient Nantes (1744 expéditions, soit 41,3 % du total français), Bordeaux, La Rochelle, Le Havre, Rouen, Saint-Malo (5). Il est peut-être moins connu que cette traite inclut également des ventes aux colonies françaises dans l’Océan indien. Dans la course européenne pour les expéditions les plus nombreuses, c’étaient Liverpool et Londres qui étaient à la tête des ports pratiquant la traite négrière : Liverpool avec 4894 et Londres avec 2704 expéditions (Wikipédia, Empire colonial français, 2022). Dorigny, M, Gainot, B mentionnent dans leur livre pour Liverpool, Londres, Bristol un total de 9662 expéditions. Une autre source mentionne 3361 expéditions (6) organisées par la France au XVIIIe siècle contre 10 000 de l’Angleterre. (Vindt, G, dir. 2017). Comparées à ces chiffres, les expéditions d’Amsterdam (210 expéditions) et de Rotterdam (126) demeurent relativement modestes.
Si les déportations des hommes et des femmes africains au niveau européen demeurent “modestes” durant le XVIe – début du XVIIIe siècle avec 20-30 000 déportations / an entre 1630 et 1640, le XVIIIe siècle et XIXe siècle enregistrent une flambée des chiffres avec 70-90 000 déportations / an. Alors que les nations européennes s’accordent sur une abolition de l’esclavage lors de la conférence à Vienne en 1815, l’année 1829 signe pourtant un record de plus de 100 000 déportations (Dorigny, M, Gainot, B, 2017).
C’est ainsi que le XVIIIe siècle représente 60 % de la traite européenne contre 33 % au XIXe siècle et 7% seulement au XVIe et XVIIe siècle. Selon Dorigny, M, Gainot, B, 2017 90 % de l’envoi outre-Atlantique des esclaves se fait en soixante ans seulement.
Il n’est alors pas étonnant que de plus en plus d’esclaves se trouvent aux Antilles ; en effet, à la fin du XVIIIe siècle, le rapport du nombre d’esclaves par colon est de 15 pour 1 à Saint-Domingue et 8 pour 1 en Martinique. Les esclaves représentent 50 % de la population des Antilles en 1685, et 86 % en 1788 (89 % à Saint-Domingue) (7).
La montée des pensées philosophiques en faveur de l’abolition XVIIIe – XIXe siècle
Dans la période prérévolutionnaire, les pensées philosophiques qui se forgeaient demandaient l’abolition de l’esclavage. Le développement de l’esclavage dans les colonies françaises amène les protestations durant le siècle des Lumières. La Société des Amis des Noirs, fondée en 1788, demandait les mêmes droits politiques et civils aux personnes noires libres, les métisses que pour les personnes blanches. Par contre, quant aux esclaves, leur propos était de les “amener graduellement à la liberté et aux avantages de l’état social”. (Koufinkana, 1992).
La révolution qui a donné naissance à la Déclaration des droits de l’homme du 1789 et donc l’égalité entre les hommes ne s’étendait pas nécessairement au respect de la liberté aux esclaves. Certes, “les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.” Par contre, comme souligne Marcel Koufinkana, le fait que cette même déclaration protégeait aussi les propriétés, les esclaves, vus comme propriété, ne pouvaient alors pas aspirer à un affranchissement. (Koufinkana, 1992).
Le long chemin vers l’abolition
Finalement, la résistance des esclaves fait basculer la donne : une révolution initiée en août 1791 à Saint-Domingue par Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines, amène la Constituante en pouvoir à abolir l’esclavage en France métropolitaine le 28 septembre 1792 et puis la Convention de la Première République à abolir l’esclavage dans les colonies de Guadeloupe et Saint-Domingue (décret de Pluviôse) et garantir les droits civils et politiques (4 février 1794 ou 16 pluviôse an II) . Cette décision est annulée par une législation qui permet à nouveau l’esclavage : en effet, le 20 mai 1802, le premier Consul, Napoléon Bonaparte, réinstaure la légalité pour l’esclavage dans les colonies. Quelque temps après pourtant, Saint-Domingue réussit par la suite à proclamer son indépendance en tant que République de Haïti. Le traité de Vienne en 1815 met un terme à l’esclavage au niveau européen. Malheureusement – cette législation qui trouvera son écho dans la loi française du 15 avril 1818 – n’empêche pas la continuité du système esclavagiste, même s’il fera de la traite négrière un système illégal.
Il faut attendre encore trente ans : finalement, il est définitivement aboli dans les colonies françaises le 27 avril 1848, date de la promulgation d’une loi fortement portée par Victor Schoelcher, principal artisan de l’abolition de l’esclavage.
Fils d’un fabricant de faïence alsacien, Victor Schoelcher se vouait à différentes causes sociales : opposant à la peine de mort, un pourparleur du mouvement anticlérical, intéressé à l’amélioration du sort des femmes, son nom est à jamais attaché à l’abolition de l’esclavage dans les colonies. Devenu représentant des Antilles françaises avant le coup d’État de Napoléon III, il est à nouveau l’élu représentant de la Martinique en 1871 après le départ de l’Empereur.
D’ailleurs, Victor Schoelcher n’est pas le premier militant pour l’abolition de l’esclavage ; au contraire, plusieurs autres personnalités ont contribué à un abandon de cette forme d’ oppression. France Culture vous offre des podcasts fort intéressants qui permettent de découvrir d’autres personnalités se battant pour l’humanité.
Dans notre temps, plus précisément le 10 mai 2001, le Sénat adopte “la loi reconnaissant la traite négrière et l’esclavage en tant que crime contre l’humanité.” (8). Cinq années plus tard, le même jour, la Journée nationale des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leur abolition est instaurée.

Source : https://blogs.mediapart.fr/marc-mve-bekale/blog/290620/la-memoire-de-l-esclavage-au-jardin-du-luxembourg-un-monument-pour-l-amnesie
Comment les institutions culturelles s’approchent de ce chapitre douloureux ? Comment le personnel est sensibilisé, comment le sujet est traité dans les collections ? À travers quelques exemples choisis, nous allons présenter quelques musées dans un article suivant.
Notes de fin
(1) Wikipédia parle de 4 millions d’esclaves vécu sous la domination de la France . Les esclaves venaient principalement entre la région de l’Afrique de l’Ouest (entre le Sénégal et l’Angola). (Wikipédia, Empire colonial français, 2022)
(2) L’édit du 3 juillet 1315 stipule : “Selon le droit de nature, chacun doit naître france…Considérant que notre royaume est dit royaume des Francs et voulant que la chose en vérité soit accordée au nom et que la condition des gens amende de nous, etc.” (citation extraite de Koufinkana, 1992)
(3) Les colons français s’établissent à la Martinique et à Sainte-Lucie en 1625, à la Guadeloupe en 1635 et dans le Ouest de Saint-Domingue en 1640.
(4) Un édit en soixante articles surnommé “édit du roi concernant la discipline de l’Eglise et l’état et la qualité des nègres esclaves aux îles de l’Amérique.” Cet édit était d’abord destiné aux Antilles, plus tard étendu à la Guyane en 1704 et décliné à l’île Bourbon en 1723.
(5) En se basant sur Dorigny, M. et Gainot, B., Wikipédia “L’histoire de l’esclavage” avance les chiffres suivantes : Les grands ports négriers français entre 1707 et 1793 sont : Nantes (42,68 %), La Rochelle (12,65 %), Le Havre (11,93 %), Bordeaux (11,75 %), Saint-Malo (6,46 %), Lorient (4,66 %)
(6) 3700 expéditions françaises selon Dorigny, M, Gainot, B, 2017, p. 28
(7) Source : https://www.geo.fr/histoire/esclavage-1642-et-la-france-devint-une-puissance-negriere-195001
(8) Stèle du Jardin de Luxembourg, Paris, dévoilée le 10 mai 2011 par le Président de la République Nicolas Sarkozy
Bibliographie
BOULEGUE, Jean. Traite des esclaves (repères chronologiques). Encyclopaedia Universalis. Url : https://www.universalis.fr/encyclopedie/traite-des-esclaves-reperes-chronologiques/
COQUERY-VIDROVITCH, Catherine. (2018). Les routes de l’esclavage, Editions Albin Michel / Arte Editions, Paris.
DORIGNY M, GAINOT B. (2006). Atlas des esclavages, Traites, sociétés coloniales, abolitions de l’Antiquité à nos jours, Editions Autrement, Paris.
PETRE-GRENOUILLEAU, O. (dir.). (2010). Dictionnaire des esclavages, Larousse, Paris.
SALA-MOLINS, Louis. Code noir (1685). Encyclopaedia Universalis. Url : https://www.universalis.fr/encyclopedie/code-noir/
SCHMIDT, N. (2005). L’abolition de l’esclavage, Cinq siècles de combats XVIe-XXe siècle, Librairie Arthème Fayard, Le Grand Livre du Mois.
VINDT, G. (dir.). (2017). Les grandes dates de l’histoire économique et sociale de la France, Les petits matins/Alternatives Economiques, Paris.
No 733. — Déclaration pour la police des noirs – Versailles, 9 août 1777. Reg. au Parlement de Paris 27 août, de Lorraine, 20 novembre, en Corse 29 septembre 1777, de Toulouse 24 janvier 1778. (R. S. C. Lorr., M. Saint-Mery. Code de la Martinique et de Bourbon.) Disponible sur : https://fr.wikisource.org/wiki/Déclaration_pour_la_police_des_noirs_–_Registrée_en_Parlement_le_27_août_1777
Pour citer cet article : DARMON, Sarah, BESSON, Julie, BLOHBERGER, Esra. (2022). Cadre historique : les grandes lignes de l’esclavage dans les colonies françaises., Metis Lab, publié le 06 avril 2022. Disponible sur :
metis-lab.com/2022/04/06/cadre-historique-les-grandes-lignes-de-lesclavage-dans-les-colonies-francaises/
2 réflexions au sujet de “Cadre historique : les grandes lignes de l’esclavage dans les colonies françaises.”