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Le caring museum.

Publié le 31 janvier 2022

[Illustration : Anonyme, La salle du XVe siècle au musée des Monuments français, vers 1815, Musée Carnavalet, Collection en ligne, Paris Musées]

Zéo, Guirec

Cet article est tiré de l’introduction de la première Rencontre muséo, intitulé « Se soucier de ? », du cycle « Mieux être au musée » s’étant déroulé au Musée de Pont-Aven le 11 janvier 2022.

Le musée est par essence un espace où s’exerce le care. Celui où l’on prend soin, avec souci, des objets qui composent la ou les collections. Parler de Caring museum apparaît donc tautologique. Pourquoi alors insister, depuis quelques années, sur la dimension « care » du musée et, surtout, que dit cette insistance sur l’institution muséal et son développement ?

Affiche de la Rencontre Muséo "Se soucier de"
Le fond est une peinture d'une femme.
Affiche de la Rencontre muséo « Se soucier de » © Mêtis

Du care au caring museum…

D’après Tronto et Fischer (1991 ;1993), le care (1) peut être définit comme « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-même et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie » (Tronto et Fischer, 1991 ; Tronto 1993, 2009). Le care en tant que disposition et pratique recoupe donc énormément de domaines et se décline en 4 phases. Se soucier de constitue, selon Joan Tronto, la première d’entre elles : « constater l’existence d’un besoin et d’évaluer la possibilité d’y apporter une réponse » (Tronto, 1993, 2009).

Appliquer le « souci de » au musée implique de se poser la question du destinataire : se soucier de… Oui, mais de qui ? ou plutôt de quoi ? Car le musée est par essence un espace où s’exerce le care. Il constitue un espace de souci et de soin de l’objet. Il suffit de googler « caring museum » pour se retrouver, dès la deuxième page des résultats, sur des sites renvoyant à la gestion de collections, tels que la page du British Museum, par ailleurs intitulée « Care of collection ». Mais que trouve-t-on sur la première page ? Les trois premières occurrences du terme caring museum et plusieurs de ses définitions.

En septembre 2015 paraît The caring museum : New Models of Engagement with Ageing. L’ouvrage, dirigé par le géographe australien Hamish Robertson, spécialiste de la question d’Alzheimer, propose une quinzaine d’articles sur la relation que peuvent construire et maintenir les musées avec leurs publics les plus âgés et vieillissants atteints de pathologies (Alzheimer, sénilité, etc.). L’ouvrage mêle des analyses, des retours d’expériences rédigés par des professionnel.le.s et des universitaires essentiellement issus du monde anglo-saxon. On retrouve ainsi le retour de Susan Shifrin, fondatrice de ARTZ Philadelphia, sur son action auprès des patients souffrants d’Alzheimer en tant que museum educator au Berman Museum of art de Philadelphie. L’ouvrage commence et se termine par les mots d’Hamish Robertson sur le rôle du musée et sur ce qu’il peut devenir : un espace devant contribuer à « élargir l’inclusion sociale », un « espace de soin » (Robertson, 2015).

Capture de la page d'accueil du site internet du Musée des Beaux-Arts de Montréal

Il est écrit "a bold, innovative and caring museum" puis "Through its activities and initiatives, a vibrant engaged and multidisciplinary MMFA   strives to forge ties with the public, its members and its partners."
Capture d’écran du site internet du Musée des beaux-arts de Montréal © Musée des beaux-arts de Montréal

La deuxième de ces occurrences est une page du site du Musée des Beaux-Arts de Montréal (MBAM) intitulée A bold, innovative and caring museum . S’y trouve une définition filée de ce à quoi correspond, selon le MBAM, le caring museum : un espace inclusif, innovant, expérimental, qui se doit d’être engagé et thérapeute.

Enfin, la troisième occurrence correspond à l’article d’Adeline Rispal, architecte et scénographe, intitulé le Caring Museum, un nouveau concept pour un musée inclusif et publié une première fois en 2020 sur le site invisibl.eu. Cet article est issu d’une conférence donnée à Florence en septembre 2018 (28/29) dans le cadre de l’International Symposium Museology & values. Art and human dignity in the 21st century. Elle y propose sa définition du caring museum : « Un Caring Museum serait un lieu de pratique de la rencontre avec soi au travers des œuvres, associé à un lieu de pratique collective de l’art pour tous à tout moment, on y apprendrait à distinguer le beau en soi de ce qui est beau pour soi (qui ne provoquent pas les mêmes effets sur le cerveau), à se soigner par l’art des blessures de l’âme, où l’on puisse vivre une retraite de quelques jours avec une œuvre. On pourrait y rencontrer et échanger avec des chercheurs, des penseurs et des conservateurs et des médiateurs créatifs comme vous qui pourraient mettre en commun leurs expériences, un laboratoire de vie en somme pour aider les jeunes générations à construire une société nouvelle, en métamorphoses accélérées. ».

Que révèlent ces trois publications de ce que peut ou doit être le caring museum ? Elles insistent, toutes, sur un certain nombre de caractéristiques, d’éléments communs qui composeraient autant de facettes du caring museum. Ainsi, selon elles, le caring museum serait un espace inclusif, dans lequel seraient développées des médiations adéquates, voire thérapeutiques, visant le mieux-être des usagers.

Le caring museum est un espace… Inclusif

Il s'agit d'une photo libre de droit dans une salle d'un musée. L'ambiance est sombre. Un usager est assis sur un banc   .
Usager au musée © libre de droit

Le caring museum accueille et cherche à accueillir tous les publics, dans la logique de la définition d’inclusion sociale proposée par le Dictionnaire encyclopédique de muséologie « l’inclusion sociale est le phénomène autant que l’ensemble des mécanismes initiés pour prévenir l’exclusion sociale et pour réintégrer un individu au sein de la société ». (Desvallées & Mairesse, 2011). Dans sa thèse intitulée La voie de l’inclusion par la médiation au musée des beaux-arts : des publics fragilisés au public universel (Molinier, 2020), Muriel Molinier insiste sur ce qui constitue selon elle « l’étape supérieure pour approcher (cette) inclusion muséale » : « l’augmentation des connaissances. ». De quelles connaissances est-il question ? Il est probable que cela concerne, entre autres, les connaissances des publics. Ainsi, si l’on appréhende cette « étape supérieure » au travers du prisme du care, grâce auquel « réfléchir concrètement aux besoins réels des personnes et d’évaluer de quelle façon il peut leur être répondu » (Tronto, 2009) devient une étape nécessaire, la connaissance des publics se meut logiquement en un « souci du public », une attention singulière, qui amène nécessairement à décloisonner son approche des publics et à aborder les visiteurs de manière holistique (2), tel que le propose le cadre de référence des soins infirmiers du Ministère de la santé dans sa définition de l’humain. L’objectif d’une telle approche est de développer des médiations adéquates aux besoins des publics ciblés.

Le caring museum est un espace… Inclusif, aux médiations adéquates…

Appliquée au secteur muséal, l’adéquation de la médiation consisterait en une médiation ayant été développée à partir des besoins, considérés, du public visé et non pas à partir d’une exposition ou d’un objet. La « médiation adéquate » comprend donc la considération de ces besoins, leur prise en charge par la réalisation d’une action et l’évaluation de cette dernière par l’institution et par ceux ayant reçu cette médiation. Ce mode d’approche du public permet d’éviter certains écueils, tels que celui de penser que la simple sortie au musée permettrait au patient souffrant de troubles bipolaires sévères ou de la maladie d’Alzheimer d’être totalement dépaysé, voire même de quitter le lieu de la maladie. L’approche adéquate permet également d’élargir considérablement le spectre de sa médiation en considérant des besoins vus parfois par le professionnel comme inattendus, à l’image des pratiques de visites discrètes décryptées par Eva Sandri (Sandri, 2020). En d’autres termes, la médiation adéquate nous permet d’éviter de tomber dans l’écueil du visiteur « idéel », « fictif », parfois « idéal ».

Le caring museum est un espace… Inclusif, aux médiations adéquates et thérapeutiques…

Les médiations adéquates peuvent être, dans le cadre du caring museum, thérapeutiques. La « muséothérapie » constitue en effet l’une des facettes de ce modèle muséal. L’apparition et le développement de la « muséothérapie » et du modèle muséal qui lui est intrinsèque, le « musée thérapeute », ont été détaillés et analysés, pour la sphère francophone, par deux autrices, Mélissa Nauleau en 2018 et, plus récemment, par Leslie Labbé (Labbé, 2021). Plusieurs définitions de cette approche thérapeutique circulent depuis les années 2010. La plupart d’entre elles intègrent des caractéristiques du caring museum précédemment citées.

A l’instar de la définition de la muséothérapie proposée par Mélissa Nauleau (Nauleau, 2018), l’Office Québécois de la Langue Française expose ainsi une approche holistique du visiteur : « méthode thérapeutique individuelle ou collective qui consiste en l’exploitation de l’environnement muséal à des fins de bien-être physique, psychologique et social. Plus concrètement, il peut s’agir de la contemplation des œuvres d’art, de la création artistique en atelier ou de visites guidées en compagnie de médiateurs culturels. ». Quant au principe de la médiation adéquate, s’il est implicitement souligné dans la précédente définition, il est également évoqué dans celle du « musée thérapeute », liée au Manifeste pour un musée humaniste, que Nathalie Bondil propose en 2021 : « Ce concept considère le musée, ses galeries et ses collections, comme un lieu de soin et de mieux-être, selon une perspective thérapeutique holistique appuyée par les neurosciences et la médecine. ». Surtout, ces définitions insistent toutes sur la finalité du musée thérapeute et, par corrélation, du caring museum : le mieux-être des usagers.

Le caring museum est un espace… Inclusif, aux médiations adéquates et thérapeutiques visant le mieux-être des usagers

Par mieux-être, il est possible d’entendre, comme le propose le CNRTL : « l’amélioration de l’état matériel et/ou moral » de l’individu. Le Musée des Beaux-Arts de Montréal indique, quant à lui, qu’il faut le comprendre en tant qu’“ amélioration de l’état de santé globale qui procure le sentiment de mener une vie plus satisfaisante et harmonieuse”.

Jeune usager dormant au Centre Pompidou © Guirec Zéo
Jeune usager dormant au Centre Pompidou © Guirec Zéo

En se donnant pour principal objectif le mieux-être de ses usagers, le caring museum s’inscrit, entre autres, dans le temps long. Il invite à s’extraire d’une vision gestionnaire de la structure et, par conséquent, à ralentir en adoptant une dynamique qui intègre les rythmes, variés et variables, de ses usagers. Introduire le mieux-être au musée, c’est surtout élargir le champ des possibles en médiation et multiplier les usages du musée. La programmation au musée de séances de Yog’art, de siestes musicales, d’ateliers Qi Gong ou encore de séances de sophrologie devient dès lors possible et légitime (Antoine-Andersen, 2021), à l’instar de visites libres sans demande de participation active des usagers (Sandri, 2020).

Insister, aujourd’hui, sur la dimension care de l’institution correspond donc à une volonté d’aborder les publics d’une autre manière : de les approcher en tant qu’usager, par leurs besoins connus, considérés et étudiés. C’est, aussi, donner une nouvelle mission au musée : améliorer l’état de santé de ses usagers, qu’elle soit physique, psychique et social, sur le temps long. Utiliser, aujourd’hui, le terme de caring museum, c’est donc soutenir et agir pour une idée : celle que le musée doit se soucier de ses usagers – donc connaître et prendre en charge leurs besoins – de la même manière qu’il le fait pour la multitude d’objets, d’éléments et de données qui composent ses collections.

Notes de fin

(1) Depuis Carol Gilligan, de nombreuses chercheuses ont réfléchi à ce concept dans le monde anglo-saxon, notamment Sara Ruddick, Berenice Fischer ou encore Joan Tronto et son ouvrage essentiel Un monde vulnérable. Pour une politique du care (1993, 2009) ; mais également en France, avec les travaux de Sandra Laugier, Pascale Molinier, Patricia Paperman et de Fabienne Brugère.

(2) Par holistique est entendu le fait de s’éloigner d’une vision cartésienne de l’humain en considérant l’humain comme un tout indivisible.

Bibliographie & sitographie

ANTOINE-ANDERSEN, Véronique. (2021). « Faire entrer le corps et l’attention au musée ». In La Lettre de l’OCIM, 194. Disponible en ligne.

BONDIL, Nathalie. (2016). Manifeste pour un musée des beaux-arts humaniste. Montréal : Musée des beaux-arts de Montréal, Pavillon pour la paix Michal et Renata Hornstein, Art international et éducation, Atelier international d’éducation et d’art thérapie Michel de la Chenelière.

BRUGERE, Fabienne. (2009). « Pour une théorie générale du « care ». À propos de : J. Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care, La Découverte ». La vie des idées, disponible en ligne.

BRUGERE, Fabienne. (2021). L’éthique du care. Paris : Presses universitaire de France.

DESVALLEES, André, MAIRESSE, François. (2011). Dictionnaire encyclopédique de muséologie. Paris : Armand Colin.

EIDELMAN, Jacqueline (dir.). (2017). Inventer des musées pour demain. Rapport de la mission « Musées du XXIe siècle ». Paris : La documentation française. Disponible en ligne.

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GILIGAN, Carol. (2009). « Le care, éthique féminine ou éthique féministe. ». Association Multitudes, Multitudes, 2, p.76-78. Disponible en ligne.

LABBE, Leslie. (2021). La muséothérapie. Analyse des potentiels thérapeutiques du musée. Les cahiers d’ Études de l’ Observatoire de l’ Ocim. Dijon : Université de Bourgogne. Disponible en ligne.

LAUGIER, Sandra, MOLINIER, Pascale. (2009). « Politique du care ». In Association Multitudes | Multitudes, 2, p. 74 à 75.

LAUGIER, Sandra, MOLINIER, Pascale et PAPERMAN, Patricia (éds). (2009). Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité. Paris : Payot, 2009.

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NAULEAU, Mélissa. (2018). « Musée + Art-thérapie = Muséothérapie ? », La Lettre de l’OCIM, 175, p. 16-21. Disponible en ligne.

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Congrès annuel de la société des musées du Québec + colloque avec tables rondes et CR des tables rondes. https://www.musees.qc.ca/fr/professionnel/activites-publications/congres/archives/2019/l-humain-au-centre-des-actions-museales

Museums connections – conférence Soigner & Soutenir, comment le bien être tisse des Liens entre Musée & Communautés locales. https://www.museumconnections.com/retour-sur-museum-connections-2020/soigner-soutenir-bien-etre-lien-musee-communautes-locales/

Conversation at The British Museum – RE-IMAGINING MUSEUMS AS CARING PLACES – Paisley museum, Kairos Women+ and Who Cares ? Scotland. Re-imagining museums as caring places – 27 April — National Programmes Conference (npconference.uk)

Salon Sitem – conférence « Le musée thérapeute » au SITEM. https://www.sitem.fr/conferences/le-musee-therapeute/

Pour citer cet article : ZEO, Guirec. (2022). Le caring museum, Metis Lab, publié le 31 janvier 2022. Disponible sur :
metis-lab.com/2022/01/31/le-caring-museum/

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