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Vers une injonction à la participation ? Enjeux des pratiques et du partage photographique des publics au prisme de l’exposition.

[Illustration : Union photographique Française, Musée de Cluny, 6 place Paul Painlevé, 5ème arrondissement, Paris, Paris, Musée Carnavalet, Collection en ligne, Paris Musée ]

Appiotti, Sebastien

Depuis quelques années, les appareils photo numériques, puis les mobiles (smartphones, tablettes) ont profondément modifié le rapport à l’exposition. Ce développement sans précédent des pratiques photographiques a conduit à un certain nombre d’ajustements de la part des musées. Deux visions semblent en effet s’opposer à son propos : d’une part, la photographie est considérée par certains comme un droit légitime, un outil d’appropriation des œuvres (Gunthert, 2011), une pratique « populaire » au sens positif du terme ; d’autre part, la photographie est également appréhendée comme un obstacle à la relation directe avec l’objet culturel et comme une pratique récréative, narcissique et « populaire », au sens négatif du terme.

Les institutions muséales, de leur côté, semblent parfois prises en tenaille entre deux volontés contradictoires : la première est la volonté de discipliner le corps et le comportement du visiteur, en imposant des limites fortes à la pratique. A ce sujet, les interdictions partielles ou totales de photographier (musée du Louvre, 2005 ; musée d’Orsay, 2010 – 2015) sont le signe d’inquiétudes institutionnelles relatives au comportement du public et aux bonnes manières de regarder, et d’apprécier, l’objet culturel.

La seconde est l’encouragement explicite des pratiques photographiques. En effet, cette promotion de la photographie s’accompagne souvent d’une alliance entre les institutions et les réseaux sociaux numériques, sur lesquelles les publics sont censés partager leurs photographies pendant ou après leur visite. Museum Week, jeux concours pour favoriser la participation photographique (Couillard, 2017) : les exemples sont nombreux et montrent une volonté de stimuler ces pratiques par des injonctions à la créativité (Andonova, Kogan, 2015) et à la participation (Appiotti, Sandri, 2020). Certains lieux culturels et de divertissement, dits « instagrammables », sont même désormais pensés par et pour la pratique photographique : Museum of Ice Cream (New York), Britney Spears The Zone (Los Angeles), Mad Dimension (Paris). Dans les musées et les monuments historiques, des lieux sont également dédiés aux pratiques photographiques, comme le prouvent certaines mutations de la signalétique et de la scénographie au Colisée, à la Fondation Cartier (Studio Malick, exposition Malick Sidibé, Mali Twist) ou à la Smithsonian Renwick Gallery (« Photography encouraged. #SmithsonianGallery »).

Signalétique d’encouragement à la pratique photographique, Smithsonian Renwick Gallery, Washington, 2016, S. Appiotti

Dans ce contexte, Joëlle Le Marec propose une hypothèse à propos de la reconfiguration contemporaine de la participation : « L’extension du participatif à une muséographie impliquant le visiteur mais purgée de toute dimension politique est assez récente : elle coïncide avec le développement des usages de dispositifs numériques » (Le Marec, 2018 : 26).

Dans cet article, je proposerai une réflexion sur la rencontre les pratiques photographiques du publics et la reconfiguration du paradigme de la participation au sein de l’exposition. Pour ce faire, je m’appuierai notamment sur des études de cas issues de ma recherche doctorale réalisée à propos de la Réunion des musées nationaux – Grand Palais.

Libéraliser les pratiques photographiques


Un arrêté ministériel relatif au règlement intérieur des musées de France, publié en 1979, précise notamment le comportement adéquat que les publics devraient adopter lorsqu’ils souhaitent photographier un élément au sein des collections permanentes ou d’une exposition temporaire.

Ce cadre règlementaire est actualisé en 2014 avec l’établissement de la charte Tous Photographes  par le ministère de la Culture.

Tous Photographes ! La charte des bonnes pratiques dans les établissements patrimoniaux, ministère de la Culture, 2014

Face aux arguments couramment avancés pour limiter la pratique (droit d’auteur, sécurité, confort de visite, etc.), les différents articles de la charte semblent vouloir au contraire accompagner de nouvelles façons de visiter, d’interagir et de pratiquer l’espace d’exposition. L’article 3 de la charte « Tous Photographes » retient à ce titre mon attention : « Le visiteur peut partager et diffuser ses photos et ses vidéos, spécialement sur Internet et les réseaux sociaux, dans le cadre de la législation en vigueur ». La manière dont est rédigé cet article comprend une injonction au partage photographique :  une conception préférentielle de la participation est proposée au visiteur, fortement reliée à la circulation des contenus sur le web et les réseaux sociaux-numériques.

Stratégies d’encadrement de la participation et du partage photographique dans l’exposition

Comme précisé en introduction, l’étude de cas développée dans cet article se base sur les expositions temporaires des Galeries nationales du Grand Palais (GNGP). Ces dernières ont été créées à l’initiative d’André Malraux entre 1962 et 1964.

Les GNGP fonctionnent sans collections, selon un calendrier d’expositions temporaires, avec des institutions et des commissaires d’exposition invités. Cette spécificité est importante à noter, car elle provoque un renouvellement à intervalles réguliers du discours expographique, de la muséographie et de la scénographie. Dans ce contexte, le Grand Palais opère à partir de 2013 un tournant dans la prise en compte des pratiques photographiques du public.  

L’exposition Dynamo (avril-juillet 2013) a été le terrain d’expérimentation d’un partenariat entre la sous-direction du numérique de la Rmn – Grand Palais et l’entreprise Orange, dans le but de tester de nouveaux dispositifs de médiation numérique. Selon la cheffe de projets multimédia de cette institution, Dynamo aurait par exemple permis de « développer l’exemple-type de l’application participative avec un avant, pendant et après la visite ».

L’application mobile Dynamo invite en effet les visiteurs de l’exposition à prendre en photo les œuvres et à prendre des notes textuelles ou sonores à son sujet. Ces dernières sont par la suite mises en scène mises en scène sous la forme d’un « mur des contributions » visible à la fin de l’exposition. Ce faisant, les différents dispositifs (application mobile, mur des contributions) prototypent l’idée que la visite d’exposition peut être le support d’une subjectivité, et donc d’une interprétation par la pratique photographique et son partage.

A la suite de cette exposition, d’autres applications mobiles conçues par la Rmn – Grand Palais invitent les publics à la création de photographies sur le thème de l’exposition, puis au partage des réalisations sur les réseaux sociaux numériques. Cette incitation au partage photographique se repère égalementdans les expositionsà travers la présence de différents outils : écrans plats de visualisation de la participation sur les plateformes, scénographies immersives invitant à la mise en scène du public. Je donne ci-dessous trois exemples à ce sujet :

  • Pour chaque exposition temporaire, un hashtag thématique (#NomDeLexposition, par exemple #ExpoRodin) permet d’agréger des contenus numériques publiés par les visiteurs sur les réseaux sociaux-numériques. Ce hashtag est accompagné d’une rhétorique injonctive déployée dans l’exposition afin d’inciter au partage : « Partagez #ExpoRodin ».  Ce discours est généralement accompagné des logos des plateformes Facebook, Twitter et Instagram ;  
Exposition Rodin, GNGP / Rmn-GP, 2017, S. Appiotti
  • Certaines expositions, telles que Seydou Keïta, proposent des unités scénographiques dites « immersives » de mise en scène photographique du visiteur ;
Exposition Seydou Keïta, GNGP-Rmn-GP, S. Appiotti
  • Enfin, ces injonctions au partage sont enrichies dans certaines galeries du Grand Palais par l’installation permanente d’écrans plats, dits « social feed walls ». Ces derniers permettent de visualiser en temps réel la participation des internautes sur Instagram ou Twitter.
Empires, Monumenta, Nef du Grand Palais, Rmn-GP, 2016, S. Appiotti

Comment expliquer qu’en seulement quelques années, le statut de la prise de vue dans l’exposition soit passé de l’interdiction, vers une incitation forte et multiforme ?  Dans un précédent article, j’ai pu montrer que la Rmn – Grand Palais souhaitait positionner son image institutionnelle en tant que leader de l’ingénierie culturelle, de l’innovation technologique et de la participation culturelle (Appiotti, Sandri, 2020). Pour cela, elle se sert de ses expositions comme autant de terrains d’incubation de dispositifs numériques dits « innovants », et organise également des salons autour de la rencontre des arts, de la culture et des nouvelles technologies (Salon Art#Connexion en 2018). Ce faisant, les pratiques photographiques, la participation et les liens étroits noués avec les réseaux sociaux numériques servent à repositionner la Rmn – Grand Palais autour de valeurs telles que le mouvement, l’innovation et la modernité.

Conclusion

Cette étude de cas montre l’importance de la photographie et de la participation des visiteurs dans les expositions temporaires de la Rmn – Grand Palais. Plus largement, les expositions comme les institutions muséales sont travaillées par un triple tournant : gestionnaire (Davallon, 1992), communicationnel (Schiele, 2001) et photographique (Appiotti, 2019).

Dans ce contexte, l’étude des injonctions sociales est un moyen original d’analyse des mutations de l’institution. Elle permet de prendre du recul, et de gagner en réflexivité, par rapport à des discours circulants incitant à l’équipement numérique, à la participation, à la créativité ou au partage photographique. Une étude des injonctions à la prise de vue permet aussi de prendre du recul sur la valeur « partage », qui, par son emploi régulier, « euphémise et euphorise le travail de production et de distribution de contenus sur les réseaux » (Gomez-Mejia, 2017).

Enfin, j’ouvrirai cet article vers la pluralité des possibles de la participation photographique des publics : certes, elle peut être articulée à des stratégies communicationnelles numériques. Mais elle peut dans le même temps nourrir une réflexion citoyenne, mémorielle et politique. L’exemple du projet suédois Collecting Social Photo , est révélateur de ce chantier en cours pour certaines institutions patrimoniales à propos des enjeux de collecte, de conservation et de valorisation de photographies circulant sur les réseaux sociaux numériques.

Références bibliographiques

APPIOTTI, Sébastien. (2019). « Dans l’atelier des publics. Vers une double injonction à la créativité et à la participation dans les applications mobiles du Grand Palais ». Communication, n° vol. 36/1, http://journals.openedition.org/communication/10057

APPIOTTI, Sébastien. (2020). Photographiez, participez ! Cadrage du regard et pratiques photographiques du public au fil des mutations du Grand Palais. Thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication. Université Paris 8. https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-03185227 

APPIOTTI, Sébastien, SANDRI, Eva, 2020. « « Innovez ! Participez ! » Interroger la relation entre musée et numérique au travers des injonctions adressées aux professionnels ». Culture & Musées, n°35. [En ligne] https://doi.org/10.4000/culturemusees.4383.

ANDONOVA, Yanita, KOGAN, Marie-France. (2015). « De l’injonction à la créativité à sa mise en œuvre : quel parallèle entre monde de l’art et monde productif ? ». In : Actes de colloque, Maison des Sciences de l’Homme (MSH Ange Guépin) Nantes, 9-10 avril 2015, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01413687/document

COUILLARD, Noémie. (2017). Les community managers des musées français : identité professionnelle, stratégies numériques et politique des publics. Thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication. Université d’Avignon-Pays de Vaucluse. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01715055

DAVALLON, Jean (1992). « Introduction. Le public au centre de l’évolution du musée ». Culture & Musées. Vol. 2, n° 1, p. 10‑18. https://www.persee.fr/doc/pumus_1164-5385_1992_num_2_1_1013

GOMEZ-MEJIA, Gustavo. (2017). « Fragments sur le partage photographique. Choses vues sur Facebook ou Twitter », Communication & langages, n°194 (4), p.41-65. https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2017-4-page-41.htm

GUNTHERT, André. (2011). La photo au musée, ou l’appropriation. In : L’Atelier des icônes. https://histoirevisuelle.fr/cv/icones/1416

SCHIELE, Bernard, (2001 [1992]).« L’invention simultanée du visiteur et de l’exposition », Le musée des sciences : montée du modèle communicationnel et recomposition du champ muséal, Paris, L’Harmattan, p.117-140.

Trois références pour aller plus loin sur le sujet

CHAUMIER, Serge, KREBS, Anne et ROUSTAN, Mélanie (éd.). (2013). Visiteurs photographes au musée. Paris : La Documentation française

KEROMNES, Odile. (2018). Photographier au musée : points de vue de visiteurs et visiteuses. Mémoire de master, spécialité Photographie. École Nationale Supérieure Louis-Lumière, https://www.ens-louis-lumiere.fr/photographier-au-musee-points-de-vue-de-visiteurs-et-de-visiteuses

STYLIANOU-LAMBERT, Theopisti (éd.). (2016). Museums and visitor photography: redefining the visitor experience. Édimbourg, Royaume-Uni, Boston, États-Unis : Museumsetc


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