Publié le 06 septembre 2023
[ Illustration : Anonyme, Papillon, 1er quart du XXe siècle, autochrome couleur, Chalon-sur-Saône, Musée Nicéphore Niépce, Collection en ligne ]
Animation de la séance :
Marion Bertin, attachée temporaire d’enseignement et de recherche en muséologie et chercheuse au Centre Norbert Elias, Vice-présidente de l’ICOFOM.
Audrey Doyen, docteure en muséologie de l’Université Sorbonne Nouvelle et en ethnologie de l’Université de Neuchâtel, co-fondatrice de Mêtis
Participant.e.s :
Minamo Akiyama / Fatiha Bennacer / Julie Besson / Karine Bigand / Marie Buisson / Anne Chassagnol / Gaëlle Crenn/ Sarah Darmon / Cassandre Decorce / Justine Grethen / Isabelle Guerrero / Lisa Guiou / Allison Guiraud / Marie Huber / Rachel Kalee / Cindy Lebat / Sébastien Magro / Omer Pesquer / Hélène Raboteur/ Fanny Robles / Emma Schellhorn / Ayelen Soulard / Dominique Taffin / Maëlle Tribondeau / Romain Vindevoghel / Marco Zanni
Lors de l’atelier donné dans le cadre du Festival de la muséologie, 28 participant.e.s ont réfléchi, par groupe, à différentes thématiques autour des discours et des pratiques postcoloniales dans les musées aujourd’hui.
L’atelier s’inscrivait dans la 2e édition du Festival de la muséologie qui avait pour objectif, notamment, de réfléchir aux modes de transmission et de circulation des connaissances, mais aussi de revenir sur les thématiques traitées par l’association Mêtis depuis sa création en 2017. Le sujet du postcolonialisme avait en effet été traité lors d’une journée de recherche action menée en 2018 en collaboration avec le Musée Eugène Delacroix, suite à l’exposition Imaginaires et représentations de l’Orient. Questions de regard(s). Cette journée avait abordé la place de discours alternatifs ou parallèles dans les musées et leur réception parfois compliquée, mais aussi les méthodes et possibilités de “décolonialiser” les pratiques, grâce aux propositions de Françoise Vergès, introductrice de la journée.
L’atelier s’est déroulé en quatre parties :
- présentation des animatrices et des participant·e·s s’ils et elles le souhaitaient, avec la possibilité de parler de “la pire chose vue ou vécue dans un musée”
- introduction des termes “postcolonial” et “décolonial” ainsi que des 6 thématiques à traiter en groupe.
- regroupement des participant·e·s autour des 6 thématiques selon leurs affinités.
- restitutions des échanges par les groupes et synthèse.
Aujourd’hui, dans les discours portés par les institutions muséales comme dans ceux des médias, les termes « décolonial » et « postcolonial » sont employés de manière synonyme et se confondent souvent. Pourtant, l’historiographie de ces deux notions et leur application aux musées sont bien différentes, comme l’a montré Fabien Van Geert dans un article des ICOFOM Study Series (2021)[1]. Des pratiques postcoloniales se développent d’abord dans les anciennes colonies de peuplement, en Océanie et en Amérique du Nord, avec pour enjeu la représentation : les populations autochtones représentées dans les musées demandent à pouvoir prendre elles-mêmes la parole.
Au contraire, l’approche décoloniale des musées se nourrit des travaux d’Anibal Quijano sur la « colonialité » dans sa dimension structurelle et systémique. Autrement dit, et contrairement aux études postcoloniales qui ont surtout pris racine dans les départements de littérature des contextes anglophones en s’attachant à déconstruire l’européocentrisme des discours, les études décoloniales articulent les analyses économiques, sociologiques et historiques avec des développements philosophiques, de manière beaucoup plus radicale et structurelle. » (Van Geert, 2021).
L’idée de l’atelier « Discours et pratiques postcoloniales dans les musées » était de provoquer échanges et discussions entre les participant·e·s autour d’une thématique et en gardant en tête différents sujets : leurs experiences et vécus personnels (en quoi leur expérience de ce sujet dans le musée a parfois été positive ou non, et pourquoi), leur propre positionnement sur ce sujet (leur opinion mais aussi leur expérience de la discrimination ou au contraire du privilège et la conscience ou non d’une place spécifique dans un système d’oppression), la question du discours et de qui le porte, mais aussi de la charge que cela peut représenter (comment répartir la parole et ne pas réduire les personnes concernées au rôle de médiateur·rice a qui incombe la charge pédagogique), etc.
Restitutions des échanges dans les six thématiques abordées :
1. La construction de collaborations
Une nécessité encore peu formalisée en France
Le groupe a structuré son échange sur ce thème autour de plusieurs questions :
- pourquoi construire des collaborations ?
- qu’est-ce que la collaboration ?
- quelles sont ses limites et comment y remédier ?
Le groupe souligne la nécessité de construire des collaborations pour favoriser la déconstruction mais interroge aussi les moments auxquels elle peut intervenir lors d’un projet (en amont, pendant, après ?) et des niveaux (en interne, avec des partenaires extérieurs, etc.). Finalement, le groupe relève que des éléments parallèles et imprévus à la collaboration se mettent en place grâce à elle, mais en dehors d’elle ; ces imprévus échappent à la structuration de la collaboration mais peuvent être tout aussi féconds.
L’exemple du MuCEM est réapparu plusieurs fois de manière positive pour sa capacité à mettre en place des collaborations entre des acteur·rice·s de types différents (associations, musées, recherche, etc.). Cet exemple n’a pas manqué pour autant d’être mobilisé pour signaler certains écueils et limites.
Gérer les crises et négocier la propriété des cadres de transmission
Une des limites identifiées par le groupe concerne les crises et moments de tensions entre acteur·rice·s impliqué·e·s, qui arrivent forcément au moment des collaborations, que ce soit en interne ou avec des partenaires extérieur·e·s. Une des solutions proposées est la conscientisation de ces crises comme part de la collaboration et la mise en place en amont de médiations formées. De même, la propriété intellectuelle peut être un point de tension lors des collaborations : à qui appartiennent les données recueillies pour les besoins d’un projet ? Qui formalise et à qui appartiennent les cadres de transmission ? Ces questions doivent être négociées en amont des collaborations et réglées par des chartes ou conventions entre les partenaires, ce qui reste pour le moment en défaut dans les institutions muséales.
La formation comme clé
Dans tous les cas, la formation apparaît comme l’une des clés de résolution ou de dépassement des limites des collaborations : une formation des acteur·rice·s engagé·e·s dans la collaboration, assurée notamment en interne des institutions. Un travail de formalisation des cadres de collaboration, sur un plan juridique notamment, pourrait aussi être fait en France afin de fournir des outils rapidement applicables pour les institutions et partenaires.
2. Les expositions
Porteurs et récepteurs des discours
Une des premières questions soulevées par le groupe réfléchissant aux expositions concerne les détenteur·rice·s de la parole exprimée dans les expositions. Qui parle ? La réponse à cette question n’apparaît pas comme assez claire pour beaucoup d’expositions et le groupe soulève l’idée que les discours portés dans les expositions pourraient être davantage exprimés à la première personne du sujet, en affirmant un “JE” ou un « NOUS ». Au contraire, le recours à un discours d’exposition moins personnel apparaît comme une volonté de neutralité mais qui, finalement, ne remplit pas ce rôle. Il a ici été souligné le poids des tutelles et des dissensions internes dans les musées, qui peuvent être sources de difficultés à assumer cette première personne.
La question du discours se pose aussi du point de vue des récepteur·rice·s : à qui s’adressent les expositions ? À qui parle-t-on ?
Éviter l’art à la rescousse
Le groupe soulève aussi un constat : pour se dégager d’une prétendue neutralité, prendre position ou assumer une parole, les expositions passent souvent par le recours à un·e artiste et plus particulièrement un·e artiste contemporain·e. La question est donc “comment parler et laisser parler sans toujours faire de l’art ?”. L’une des réponses apportées par le groupe est notamment dans la convocation d’autres modes d’expérience de l’exposition et de ses discours, comme la fête, le corps, etc. En initiant d’autres modes d’appropriation du musée, l’idée est de décentrer les savoirs et le regard. À ce sujet, la question de la muséographie a été soulevée par le groupe : une muséographie héritière de l’histoire de l’art euro-nord-américaine est-elle pertinente pour traiter ces sujets ? Comment présenter d’autres formes de savoirs et mobiliser d’autres sens par la muséographie ? De telles interrogations se répercutent dans la signalétique et le choix des langues utilisées, ce qui revient à la question des publics visés par ces expositions.
3. La médiation écrite
Le cartel : un outil à repenser
Dans le groupe autour de la médiation écrite, le cartel a cristallisé les discussions. Autour de cet outil, différentes idées ont émergé, qui croisent les propositions des groupes autour de la construction de collaboration et des expositions. La question de la parole représentée dans les cartels revient en effet, en regard des discours voulus impersonnels qui y sont rédigés. Pour y remédier, l’idée de cartels à voix multiples a été proposée. L’exposition Imaginaires et représentations de l’Orient. Questions de regard(s) a été citée en exemple d’une telle pratique ayant eu cours dans un musée de Beaux-arts. L’exposition Artistes d’Abomey. Dialogue sur un royaume africain au musée du Quai Branly Jacques Chirac (2009-2010), avec deux cartels juxtaposés – rédigés l’un par un membre scientifique du musée, l’autre par un membre de la communauté d’origine- est un autre exemple.
Prolongeant cette idée, celle de cartels dialoguant entre eux a aussi émergé avec une proposition de design de cartel à voix multiples. En tout cas, il apparaît important pour le groupe de faire du cartel un outil et un objet pouvant être saisi par des partenaires dans le cadre de collaboration ou bien par des publics.
Penser à d’autres canaux sensoriels ?
Le groupe a cependant questionné la place de l’écrit comme canal principal de partager le savoir. L’écrit est-il toujours le bon canal utilisé dans les réflexions dé- et postcoloniales ? Comment mobiliser d’autres approches sensorielles, pour appréhender les savoirs différemment ?
4. La communication des musées
Communiquer : entre ombre et transparence
Le groupe a tout d’abord fait le constat d’un écart dans la communication faite par les musées entre, d’une part, des sujets délibérément placés dans une zone d’ombre et, d’autre part, des sujets devant nécessairement être abordés dans une forme d’obligation à la transparence. Cette obligation à la transparence pousse les musées à communiquer sur certains sujets, communication qui devient un passage obligé pour avoir une image positive. [Exemples de sujets abordés : restitutions ou autres ?]
Il a aussi été noté que, en France, la communication se fait sans l’usage du terme de « communauté », qui a mauvaise presse, contrairement au Royaume-Uni par exemple où cette notion est employée comme une forme politique et un outil fédérateur.
Sensibiliser et former
Le groupe fait aussi le constat d’un besoin de former les personnes chargées de la communication pour les sensibiliser au mieux aux questions dé- et postcoloniales. Toutefois, une formation des agent·e·s des institutions en interne n’est pas suffisante, car la communication est parfois assurée par des prestataires externes, qui ont des connaissances limitées sur ces questions.
5. La médiation orale / l’intersectionnalité
Un groupe a choisi de travailler sur ces deux thèmes laissés d’abord de côté et de les réunir en un seul dans les discussions.
Le choix de la langue
L’autorité du discours porté par une institution a fait partie des constats partagés dans le groupe. Le choix de la/des langues utilisées dans la médiation orale a été discuté : une langue peut inclure ou exclure et, de plus, elle transporte avec elle certaines spécificités. Les audioguides allophones proposés par le MacVal ont été cités comme exemples positifs : d’une part, ces guides ont été réalisés dans une diversité de langues, en répondant à leur emploi dans l’environnement proche du musée ; d’autre part, certaines langues ne sont pas parlées ni comprises par des locuteur·rice·s internes à l’institution, cette dernière n’ayant donc aucun contrôle sur les contenus et ayant accepté cela.
L’intersectionnalité en difficulté
Thème difficile à aborder par défaut, du fait de sa complexité conceptuelle, il a été pointé du doigt par le groupe comme extrêmement difficile à mettre en place et/ou en perspective dans les musées pour trois raisons majeures : la séparation nature/culture au cœur de la pensée occidentale, qui formate la conception de l’institution muséale ; en conséquence notamment, c’est la deuxième difficulté, des musées généralement séparés par champs disciplinaires et au sein desquels s’observe une séparation des domaines de compétences ; finalement, lorsque l’intersectionnalité est envisagée, c’est parfois en guise de “caution”, dans une approche simplifiée et simplificatrice permettant surtout de “cocher plein de cases”.
6. La conservation/restauration des collections
Matérialité / immatériel
Le groupe a rapidement souligné sur la matérialité d’un objet de collection n’était pas la seule prérogative à prendre en compte pour la conservation-restauration : la valeur immatérielle est également importante à prendre en compte pour beaucoup d’objets. Conserver et restaurer les significations de l’objet passent ainsi par d’autres moyens que sa seule dimension matérielle.
En lien avec cet aspect de la discussion, le groupe a signalé les limites de la restauration, telle qu’elle est souvent mobilisée par les institutions : comment restaurer au mieux un objet en tenant compte de ses aspects immatériels et de sa biographie ? Faut-il le rétablir dans un aspect antérieur ? Ou, au contraire, laisser les traces de son usage ?
Substituts et fac-similés
La question de l’immatérialité des objets de collections a conduit le groupe à réfléchir à des alternatives pour conserver et/ou présenter un objet. Des substituts documentaires, par des vidéos ou des photographies, peuvent permettre une mise en contexte d’un objet et de sa valeur immatérielle. Cette solution permet aussi la conservation dans le cas de destruction et/ou de restitution d’un objet de collection. Dans ces deux cas, des fac-similés peuvent aussi être mobilisés, en précisant ce qu’ils représentent.
Substituts et fac-similés peuvent en outre servir dans le cas de restitutions temporaires, amenant à sortir les objets des collections durant un moment défini, pour un prêt pour expertise par exemple, etc.
Certains sujets ont été peu abordés dans les différentes thématiques. C’est notamment le cas du numérique, peu mobilisé dans les échanges. De même, la question politique au-delà du musée et auprès de la société constitue un aspect de la question resté sous-jacent dans les discussions mais pas clairement affirmé.
Notes de fin
[1] Article disponible en ligne : https://journals.openedition.org/iss/3918.

1 réflexion au sujet de “Restitution de l’atelier :“Discours et pratiques postcoloniales dans les musées””