Publié le 29 juin 2022
[Illustration : Charles-Nicolas Ransonnette, Chateau de Nantes, après 1832, gravure sur bois, Paris, Musée Carnavalet, Collection en ligne, Paris Musées ]
Cet article est écrit dans le cadre du dossier Musées et mémoire : parler d’esclavage au sein des musées, composé d’une introduction et de différentes ressources. Pour retrouver le cadre du dossier, rendez-vous sur l’introduction.
Après avoir présenté les initiatives des musées, nous avons eu l’occasion de pouvoir interroger des professionnelles qui ont travaillés sur ce sujet. Dans cet article, nous rencontrons Krystel Gualdé, directrice scientifique du Musée d’histoire de Nantes-Château des Ducs de Bretagne. Nous la remercions d’avoir répondu à nos questions.
Comment sensibiliser les personnels des institutions ?
C’est depuis sa création, en 2007, que le musée d’histoire de Nantes s’est engagé dans ce sujet. Il y a plus de trente ans, à l’initiative des associations et des historiens, il a été décidé d’aborder ce sujet frontalement au sein de la Ville de Nantes.
À la suite de cela, le musée en a fait son fil rouge. Le mémorial a, lui, été ouvert en 2012. La ville de Nantes est également engagée dans les commémorations du 10 mai. Nous sommes donc dans un contexte particulier car nous sommes sensibilisés à ces sujets depuis le début. Comment les équipes s’impliquent- elles ? Elles le sont particulièrement car ce sujet n’est pas comme les autres. On le voit notamment autour de l’exposition « L’abîme » et de ses programmations, à savoir : « Le mois créole » et l’initiative : « L’humain d’abord »… Les équipes sur site sont investies pour défendre la reconnaissance d’un passé mais surtout des valeurs et des engagements pris par l’institution.
Dans la programmation « L’humain d’abord », un certain nombre d’initiatives ont été portées par les associations comme un défilé de mode dans l’exposition temporaire, une exposition photographique dans la cour du château, des festivités, un concert de gospel, etc… Toutes ces manifestations étaient difficiles à organiser du côté technique pour les associations ; l’équipe du musée s’est impliquée à leurs côtés pour que ces projets soient des réussites. Ce sujet est fédérateur parce qu’il porte des valeurs de reconnaissance, de partage, de valorisation de la culture créole, de métissage…
Comme le musée s’est positionné sur un certain nombre d’initiatives telles que le mouvement « BlackLivesMatter » en 2020, les engagements pris par l’institution sont portés, très forts et connus de tous.
Comment mêler engagement personnel et travail dans le secteur muséal ?
D’abord, en ayant la chance de disposer d’une très grande liberté et de la confiance de nos tutelles. La particularité du musée, depuis sa conception et son écriture dans les années 2000, est de bénéficier de la pleine confiance des tutelles. : que ce soit de la ville, de la métropole ou de la Société Publique Locale de Voyage à Nantes. Le monument est métropolitain, les collections et une partie de l’équipe sont municipales, une partie de l’équipe a un statut privé et la société qui nous gère est une institution publique locale. C’est un contexte « compliqué » mais en réalité toutes ces forces d’organisation nous sont toutes utiles et aucune n’est jamais intervenue dans les contenus et la politique de l’établissement.
Par exemple, lors de la réécriture de certaines salles du musée en 2016, nous avons inscrit notre musée dans la démarche de la pensée décoloniale. Nous l’avons annoncé comme tel et nous avons présenté ce que cela signifiait aux élus de la métropole. Nous avons eu leur accord pour poursuivre et aller plus loin. Nous avons ainsi librement conçu la biennale « Expression décoloniale » (première édition en 2018, puis 2022 et qui se reproduira en 2023). C’est l’invitation qui est faite à un historien du continent africain et à un artiste du continent africain de venir discuter avec les collections permanentes. Tout est dans la complémentarité, la supplémentarité, la subtilité des regards. C’est une manifestation libre qui permet d’inviter des artistes, de renommée, comme Romuald Hazoumè.
Cette liberté nous permet de tester, de proposer, pour pouvoir inventer de nouvelles formes. Nous essayons d’être le reflet de la recherche historique autant que possible et de ne pas nous laisser distancer, nous remettons les textes à jour, nous faisons des acquisitions, comme les autres musées. En plus, nous allons chercher des artistes et des historiens à l’extérieur afin de donner une dimension actuelle à cette thématique et à ses héritages. Par exemple, en 2021, Romuald Hazoumè avait présenté des œuvres qui traitent des migrations contemporaines. Il a proposé des œuvres symboliques, sur la manière dont le continent africain a été spolié, ravagé et ses découpages successifs qui servent des intérêts extra-africains et sur la manière dont les dirigeants africains peuvent participer à ces mouvements. Cela interroge et parle aussi bien au public africain qu’européen. Nous pouvons proposer cela grâce à la liberté dont on dispose.
Nous bénéficions également du soutien de la Fondation de la Mémoire pour l’Esclavage, qui est un soutien visuel, communicationnel, symbolique et financiers parfois. Nous bénéficions dans tous les cas d’une très grande autonomie de créer, de penser, de s’associer…
Quels sont les retours des publics ?
Au musée d’histoire de Nantes/château des ducs de Bretagne, nous avons – depuis l’ouverture – un service et une personne dédiés à l’étude des publics. Nous avons dépassé le cap des analyses quantitatives depuis un moment pour faire des analyses qualitatives dont les résultats font l’objet de publications. Les premières études étaient portées sur la perception des contenus par les publics scolaires.
Laurence D’Haene travaille en collaboration avec des laboratoires de sociologie, comme c’est le cas en ce moment sur l’exposition L’abîme. Nous élaborons ensemble des questionnaires et des pistes de recherche en fonction de ce qui intéresse le musée et les laboratoires. Nous faisons du travail au long cours grâce à des questionnaires qui ne sont pas autogérés. Les personnes acceptent d’être interrogées pendant et après leurs visites et nous touchons tous les types de publics. Depuis très longtemps, nous posons également des questions ouvertes aux visiteurs pour connaître leurs ressentis, si un événement dans l’exposition a évoqué un souvenir ; dans le cas de l’exposition L’Abîme quels sont pour eux les valeurs fondamentales des droits de l’homme, etc. Les visiteurs affichent leurs réponses sur une grille ; elles seront analysées soit par les laboratoires, soit par ma collègue.
D’abord, cela nous permet de connaître les ressentis et les incompréhensions des visiteurs. Cela permet à ces derniers d’exprimer des indignations, voire des prises de décisions. Nous nous sommes rendu compte que les jeunes (en dessous de 35 ans) répondent beaucoup. Chez eux, les démarches sont spontanées, il y a une vraie prise de conscience et une envie de changer les habitudes. Nous n’aurions jamais pensé qu’une visite au musée pouvait déclencher ça. Par exemple, « changer sa consommation », « ne plus acheter des produits qui viennent de tel ou tel continent » … En effet, dans l’exposition actuelle, nous avons un dispositif pour scanner des objets du quotidien et cela déclenche un film. Le film propose des suggestions (telle marque ne travaille plus dans ces conditions, acheter de seconde main…). Cela suscite des réactions, notamment chez les jeunes, qui sont conscientisés sur les questions liées à l’écologie. Nous pouvons ainsi croiser plusieurs combats tels que l’esclavage contemporain et le respect de la planète. En plus d’avoir appris quelque chose, il y a une conscientisation, d’une certaine manière. C’est assez nouveau. En allant sur des questions très actuelles, on participe à autre chose en tant que musée. Le musée a pris l’engagement de permettre aux visiteurs de devenir des acteurs, libres de leur propre réflexion. Nous apportons des réponses aux questions, mais pas toujours et surtout, nous n’apportons pas une seule réponse, ce qui permet aux visiteurs de se sentir plus à l’aise et d’entamer des réflexions personnelles.
Ces études nous ont aussi permis de voir que parfois nous répondons à une question mais pas de manière assez claire. Elles nous permettent, donc, de rendre certains discours plus visibles. C’est enrichissant pour nous. Cela implique aussi pour les conservateurs d’être modestes, de reconnaître que l’on s’est trompés, que nous n’avons pas touché la cible, et de voir ce à quoi il nous faut donner plus de place. « Notre objectif est de mettre en relation nos collections avec le temps présent, sans se conforter dans une recherche qui ne révèle que le passé, sans rien éclairer du monde actuel. »
Pour citer cet article : BESSON, Julie. (2022). Entretien avec Krystel Gualdé., Metis Lab, publié le 29 juin 2022. Disponible sur :
metis-lab.com/2022/06/29/musees-et-memoire-de-lesclavage-entretien-avec-krystel-gualde/
1 réflexion au sujet de “[Musées et mémoire de l’esclavage] Entretien avec Krystel Gualdé.”