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Ecologie des collections : une perspective sur les musées fermés.

Kreplal, Yaël / Beltrame, Tiziana Nicoletta

[Image : Haring, Keith, Sans titre, 1984, Musée d’Art Moderne de Paris, Collections en ligne Paris Musées]

Cet article est une alternative à la Rencontres Muséo du 26 mai 2020 « Les réserves de musées : des espaces fermés en voie de visibilisation ? » (Cycle « Musées fermés, musées invisibles ? ») annulée à cause de la crise sanitaire du Covid-19. Le musée, lieu de recherche, de conservation, de préservation et de communication des collections ne se limite pas aux espaces accessibles au public, qui pendant longtemps ont monopolisé l’attention des chercheurs et des décideurs politiques. Au sein même des institutions, qu’elles soient ouvertes ou fermées, les réserves muséales, abritent selon les estimations entre 80 et 90% des collections, concentrant le cœur des missions muséales. Aujourd’hui, les réserves constituent un réel enjeu des musées, au croisement de leur programmation scientifique et culturelle, de la gestion des collections et de l’épineuse question des délocalisations. Dans ce cadre, les chercheuses Yaël Kreplak et Tiziana Beltrame nous proposent ici une introduction à leurs travaux de recherche, soulignant les tensions entre visible et invisible au sein des réserves muséales et mettant en perspective les missions fondamentales du musée face à la question des musées fermés.

À la mi-mars, les musées ont fermé. Si certains ont aujourd’hui déjà rouvert, d’autres s’y préparent. Dans le contexte de la crise sanitaire, la plupart des professionnels qui y travaillent sont en arrêt temporaire, en activité réduite, ou, pour ceux qui le peuvent, en télétravail, depuis leur domicile, pour assurer la continuité de leurs missions. Car, s’ils sont fermés au public, les musées ne s’arrêtent pour autant pas de fonctionner : même quand elles ne sont pas sous l’œil des visiteurs, les œuvres continuent de vivre. Qu’elles soient en salle d’exposition ou stockées dans les réserves, les œuvres évoluent en permanence, avec leur environnement, et nécessitent qu’on continue à s’en occuper : en contrôlant le climat des espaces où elles sont conservées, en assurant leur sécurité, en intervenant si leur état se dégrade, en poursuivant le travail de documentation et d’analyse des circonstances de leur création et de leur histoire… En somme, si la situation est, assurément, exceptionnelle, elle incite à mettre en lumière les propriétés routinières du travail muséal et de la conservation, entendue au sens large des activités qui contribuent à la pérennisation et à la transmission des œuvres.

En quoi consiste ce travail? Que deviennent les œuvres quand elles ne sont pas exposées? Où et comment sont-elles conservées? Que leur fait-on, et qui y a accès? Ces questions sont au cœur de nos recherches, personnelles et collectives, qui examinent les coulisses des institutions patrimoniales, et analysent les pratiques concrètes et situées des professionnels de la conservation : la mise en exposition, la maintenance des œuvres et des espaces d’exposition, l’infrastructure de la documentation, le travail de restauration, et l’organisation des réserves.

À la confluence de l’anthropologie et de la sociologie, nos recherches s’inspirent des études des sciences et des techniques et de travaux en sociologie pragmatique, qui, depuis une trentaine d’années, cherchent à décrire ce qui se passe « derrière », dans une logique de mise en visibilité de ce qui restait jusque-là invisible (Star et Strauss 1999), et ce dans une variété de contextes et environnements professionnels, parmi lesquels la science (Latour et Woolgar 1988, Shapin 1989), le droit (Latour 2004) ou les infrastructures urbaines (Denis et Pontille 2015). Ces travaux incitent à aborder l’infrastructure patrimoniale dans sa complexité (matérielle, informationnelle, technique), et à examiner les relations dynamiques qui se nouent entre les objets des collections, les acteurs qui en ont la responsabilité et les institutions de la conservation, dans une perspective écologique (Dominguez Rubio 2015). Depuis 2015, nous développons ces pistes dans un programme de recherche interdisciplinaire, intitulé Écologie des collections, élaboré en collaboration avec le musée du quai Branly – Jacques Chirac et le Musée national d’art moderne. Ce programme associe professionnels et chercheurs pour réfléchir ensemble aux transformations de la conservation, et mettre en œuvre de nouvelles formes d’enquête, à la croisée des disciplines des sciences humaines et sociales, des sciences du patrimoine et de l’étude des sciences et techniques.

Dans ce cadre, nous menons actuellement un travail d’enquête sur les réserves des musées, financé par le programme Émergence(s) de la Ville de Paris et hébergé au CERLIS (Université de Paris). Lieu essentiel du musée, les réserves n’ont pendant longtemps pas suscité l’intérêt des chercheurs, ni des politiques, dont l’attention se portait plutôt sur les espaces publics du musée. Certains événements – comme la montée du niveau de la Seine – les ont toutefois remises sur le devant de la scène, en rendant visibles les enjeux liés au stockage et au mouvement de collections dont le volume s’accroît chaque année, et les problématiques de gestion des risques qu’elles encourent. Loin d’être un espace dormant, dévolu au repos des œuvres, les réserves sont un espace actif de leur conservation. Depuis quinze ans environ, elles se transforment: en s’externalisant hors des sous-sols des musées, en se mutualisant, en se professionnalisant – avec l’émergence des régisseurs –, et en s’ouvrant, à travers des projets de réserves ouvertes et visitables. Elles se constituent ainsi progressivement comme un autre centre du musée, dédié à l’étude des œuvres et à leur préservation. Notre enquête collective, qui associe professionnels et chercheurs, vise à faire un état des lieux des modèles de réserves et des innovations en la matière, en étudiant le cas particulier de l’écosystème muséal parisien, et en se fondant sur des observations ethnographiques des activités dans les réserves.

En attendant que ce travail puisse reprendre, avec la réouverture des institutions et le redémarrage de la vie académique, nous proposons deux textes, qui présentent nos démarches respectives, et qui pourront, nous l’espérons, offrir quelques éléments de réflexion en lien avec la problématique des musées fermés.

En effet, même fermés, les musées frémissent – les objets vivent, leurs matériaux évoluent, les professionnels s’activent pour en prendre soin. Pour observer ces frémissements, Tiziana Beltrame propose l’article « L’insecte à l’œuvre. De la muséographie au bruit de fond biologique des collections » paru en 2017 dans la revue Techniques&Culture, dans le numéro « Mondes infimes« , qu’elle a coordonné avec les anthropologues Sophie Houdart et Christine Jungen. L’article ouvre la réflexion sur l’espace muséographique comme agencement d’entités hétérogènes qui agissent à différentes échelles. Tiziana Beltrame y examine le plateau d’exposition du musée du quai Branly en partant du traitement des insectes et de la poussière qui émergent dans le relevé de piégeage des mites effectué par les professionnels de la conservation préventive des objets patrimoniaux. L’ouverture d’une trappe au sol pour poser des pièges relie l’échelle humaine à celle des insectes qui cohabitent avec les œuvres. L’analyse des pratiques de prévention de la détérioration des œuvres et de contrôle des environnements qui les conservent met au jour des mondes incertains. Ces mondes sont constitués de matières continuellement en transformation, d’entités qui circulent et prolifèrent, de particules en suspension dans l’air climatisé ou en agrégation dans les recoins des vitrines. La fragilité des œuvres réside également dans les réseaux hybrides qui les maintiennent : cet article examine ainsi comment prendre soin des œuvres signifie porter attention à ces collectifs d’existants. Dans le texte intitulé « Quelle sorte d’entité matérielle est une œuvre d’art ? Le cas du Magasin de Ben« , Yaël Kreplak retrace les différentes étapes du travail effectué sur une installation des collections du Musée national d’art moderne. En détaillant ce qui se joue à ces différents moments, de l’accrochage en salle jusqu’à la mise en caisse, en passant par la gestion de la documentation, elle montre comment les œuvres, telles qu’on les voit exposées dans les salles du musée, sont la partie visible d’une chaîne d’activités, le plus souvent invisible, qui implique de nombreux acteurs de l’institution muséale. À l’appui de ce parcours, et en discussion avec la littérature sur le tournant matériel, elle propose de redéfinir les œuvres comme des entités matérielles complexes, qui ne se réduisent pas aux artefacts exposés.

Références

BELTRAME Tiziana. (2017). « L’insecte à l’œuvre. De la muséographie au bruit de fond biologique des collections ». Techniques&Culture, n° 68, p. 162-177. Disponible en ligne.

DENIS Jérôme et PONTILLE David. (2015). « Material ordering and the care of things », Science, Technology & Human Values, n° 40, p. 338-367.

DOMINGUEZ RUBIO Fernando. (2015). « On the discrepancy of objects and things. An ecological approach », Journal of Material Culture, vol. 21, n° 1, p. 59-86.

KREPLAK Yaël. (2019). « Quelle sorte d’entité matérielle est une œuvre d’art ? Le cas du Magasin de Ben ». Images Re-vues (en ligne), Hors-série 7, mis en ligne le 07 décembre 2019, consulté le 05 mai 2020.

LATOUR Bruno. (2004). La Fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris: La Découverte.

LATOUR Bruno et WOOLGAR Steve. (1988). La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris: La Découverte. (1ère édition en 1979).

SHAPIN Stephen. (1989). « The invisible technician ». American Scientist, n° 77, vol. 6, p. 554-563.

STAR Susan L. et STRAUSS Anselm. (1999). « Layers of silence, arenas of voice : the ecology of visible and invisible work ». A Web on the Wind : the Structure of Invisible Work, B. A. Nardi et Y. Engeström éd., Computer Supported Cooperative Work, n° 8, p. 9-30.

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