Compte rendu de Rencontre

Genre et pratiques muséales: stratégies institutionnelles pour rendre les femmes visibles dans les musées.

Botte, Julie

[Image : Eugène Delacroix,Faust et Méphisto galopant dans la nuit du Sabbat, Paris, Musée du Louvre]

Cet article synthétise la Rencontre muséo « Stratégies institutionnelles pour rendre les femmes visibles dans les musées” qui s’est tenue le 25 février dernier dans le cadre du cycle « Genre et pratiques muséales ». Quelles sont les initiatives institutionnelles pour accroître la présence des femmes dans les collections permanentes et les expositions temporaires ? L’engagement institutionnel semble essentiel pour parvenir à améliorer la place des femmes dans les musées. La connaissance de l’histoire de la constitution des collections ainsi que l’étude des collections en elles-mêmes permet de comprendre les mécanismes de sélection et d’exclusion mais aussi de les modifier. Comment intégrer pleinement les femmes au sein du projet culturel et scientifique ? Comment mettre l’égalité des sexes au cœur du projet muséal ?

L’exposition « Créatrices, l’émancipation par l’art », qui a eu lieu au musée des beaux-arts de Rennes du 28 juin au 29 septembre 2019, est le résultat de nombreuses années de recherches menées par Marie-Jo Bonnet sur les artistes femmes. La commissaire constate à regret que la France n’est pas à l’avant-garde de la reconnaissance des artistes femmes. Le soutien de la maire de Rennes du projet de l’exposition a été une belle opportunité de mettre en avant la diversité de leurs créations et la pluralité des courants d’émancipation. L’exposition s’ouvre avec des œuvres d’artistes que Marie-Jo Bonnet considère comme emblématiques de l’émancipation, telles que Niki de Saint Phalle et ses célèbres Nanas ou Camille Claudel. Une œuvre a été commandée à l’artiste Isa Barbier par la directrice du musée, Anne Dary, à l’occasion de l’exposition. L’installation de cette dernière, figurant un bouclier de plumes, a été créée en regard de la sculpture de Camille Claudel, Persée et la Gorgone, construisant symboliquement un pont entre les artistes contemporaines et celles du passé. L’exposition se déployait sur tout le rez-de-chaussée du musée des beaux-arts. Les œuvres, réalisées de la préhistoire à nos jours, dans différents médiums, étaient organisées autour de cinq thèmes. Le premier, dénommé « Interdites », mettait en avant les transgressions des interdits par les femmes. Le deuxième, consacré aux « Autoportraits/portraits », s’intéressait à la figuration des femmes. Une Vénus préhistorique était ainsi exposée : ses formes féminines rendent hommage à la fécondité, notion qui renvoie à la maternité mais également à la création artistique. Élisabeth Vigée Le Brun a peint plusieurs autoportraits au cours de sa carrière, dont un avec sa fille qui donne à voir une image de la maternité et de la tendresse. Elle est l’une des rares femmes qui soit parvenue à être reçue à l’Académie royale de peinture et de sculpture. L’autoportrait qui était visible dans l’exposition la montrait en tant qu’artiste au travail. La troisième thématique, dédiée aux « Textures », faisait découvrir des œuvres d’art textile. Les artistes du XXe siècle se sont approprié ces techniques anciennes en les détournant de leurs usages traditionnels. Le quatrième thème, intitulé « Violences, renaissances », abordait la question de la violence et de la résilience des femmes grâce à l’art. Le dernier thème, « Visionnaires », était dédié à la question de la spiritualité qui génère la créativité. L’exposition thématique, plutôt que chronologique, permettait de prendre conscience des contraintes qui étaient imposées aux femmes, des obstacles qu’elles ont surmontés, de leur appropriation et de leur réinterprétation des normes.

En 2019, Sabine Cazenave, directrice et conservatrice en chef au Musée Basque et de l’histoire de Bayonne, a contribué à la création du parcours « Femmes, art et pouvoir » au musée d’Orsay. Le parcours a été conçu dans les collections permanentes à l’occasion de l’exposition temporaire sur Berthe Morisot, du 18 juin au 22 septembre 2019, afin de rendre visible la « forêt cachée » par l’artiste impressionniste. Plusieurs expositions du musée ont mis en valeur des créatrices, telles que Félicie de Fauveau en 2013 ou « Qui a peur des femmes photographes ? » en 2015 et 2016. Une exposition dédiée à Céline Lagarde est prévue prochainement. Le parcours a été dénommé de la sorte en hommage au livre de Linda Nochlin, Femmes, art et pouvoir et autres essais, paru pour la première fois en 1988. L’objectif est de mettre en valeur les femmes présentes dans les collections. L’avantage d’une exposition temporaire est de rassembler les femmes dans un même espace et d’avoir une plus grande force, tandis que montrer les femmes dans les collections permanentes permet de les placer à l’égal des hommes, au risque toutefois qu’elles soient visibles de manière moins percutante que dans un espace spécialement dédié. Le parcours du musée d’Orsay a été conçu uniquement avec les œuvres qui se trouvent dans les collections. La première chose a été de chercher les femmes dans les collections du musée et d’identifier celles qui étaient exposées dans les salles :

  • Les femmes exposées dans les salles du musée, Camille Claudel, Rosa Bonheur et Marcello, représentaient 0,5 % des artistes. La moyenne était de 15 œuvres pour des milliers d’œuvres en salles. Les œuvres de Berthe Morisot et d’Eva Gonzalès y sont paradoxalement peu visibles car elles sont souvent prêtées à d’autres musées.
  • Dans les collections, 350 items sont attribués à des femmes. Elles sont plus présentes dans les genres mineurs, comme les arts décoratifs.

Dans le contexte du parcours « Femmes, art et pouvoir », 150 items sur 350 ont été accrochés dans les espaces permanents du musée. Le pourcentage de femmes exposées dans les salles a ainsi été augmenté à 8 %. Les œuvres se trouvent dans les salles de peintures, de sculptures, d’arts graphiques, de photographie, d’architecture et d’arts décoratifs. Des projections de films ont également été programmées. Les œuvres du parcours sont signalées par des panneaux de salle et des cartels avec un graphisme spécifique. La signalétique a été conçue dans le cadre d’un projet pédagogique en partenariat avec une classe de graphisme et arts appliqués du Lycée Édouard Branly d’Amiens (STD2A) en lien avec le service pédagogique et le graphiste de l’institution. Le parcours met en valeur des femmes créatrices mais également des femmes prescriptrices (mécènes, collectionneuses) et des femmes critiques d’art. Chaque cartel est composé d’une ligne différente en fonction de ces trois catégories. Une « Curieuse Nocturne » a été organisée sur le thème « Mauvais genre ? » pour sensibiliser un large public.

L’étude quantitative des collections doit être accompagnée d’une approche historique et sociologique afin d’appréhender la question des artistes femmes dans toute sa complexité en considérant l’enseignement, la professionnalisation, le marché de l’art, la critique d’art, les commandes officielles, les acquisitions institutionnelles, les relations et les réseaux. Une vitrine, située dans la passerelle du 3e étage, donne des éléments de contexte historique, économique, culturel et social afin de mieux comprendre la place des femmes dans le milieu artistique au XIXe siècle. La vitrine est organisée autour de plusieurs thématiques : « Les bataillons de copistes et de peintres en éventails » explorant le cantonnement des femmes dans les genres mineurs ; « La place de Paris et la création d’un enseignement par et pour les filles » revenant sur les lieux de formation ouverts aux femmes ; « Figures de la création qui s’émancipent » montrant des femmes impliquées dans des changements sociaux ; « Femmes et filles de… femmes et dynasties d’artistes, parentèle » s’attardant sur l’origine sociale des artistes femmes ; « Être artiste et femme » mettant en avant le cas de l’autoportrait ; « Être mécène ou prescriptrice » valorisant le rôle des femmes dans la constitution des collections publiques et privées ; ou encore, « Femmes et critiques d’art, Femmes critiques d’art ».

Mathilde Leïchlé, actuellement chargée de mission au musée d’Orsay dans le cadre de la bourse « Immersion » du Labex CAP (Laboratoire d’excellence Création, Arts et Patrimoines), poursuit les recherches entamées lors de la conception du parcours « Femmes, art et pouvoir ». Ses missions visent à une meilleure connaissance de la place des femmes dans le domaine artistique, à la constitution d’un corpus d’œuvres dans les collections, à la réalisation d’un index des noms d’artistes femmes, d’une base de données biographique, ainsi qu’à l’identification des réseaux d’artistes femmes. Un état des lieux dans les collections du musée d’Orsay a permis de dénombrer environ 280 artistes femmes et plus de 1 200 œuvres. Ces œuvres sont réparties dans plusieurs départements du musée :

  • Dans la section « peintures et pastels » : 131 œuvres, en grande majorité des tableaux (76 dans les collections et 47 en dépôt) ;
  • Dans la section « sculptures et médailles » : 147 œuvres, dont 38 œuvres en ronde-bosse et bas-reliefs (23 dans les collections et 13 dépôts) et 109 médailles et plaquettes (108 dans les collections et 1 dépôt) ;
  • Dans la section « architecture et arts décoratifs » : 390 œuvres ;
  • Une riche collection de photographies et d’arts graphiques.

Au cours de sa mission, Mathilde Leïchlé veillera à l’enrichissement des ressources du musée d’Orsay sur les femmes. Des notices biographiques seront rédigées en collaboration avec l’association AWARE (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions), fondée en 2014, afin d’augmenter la visibilité des artistes femmes. AWARE envisage d’étendre les bornes chronologiques des biographies diffusées sur le site internet de l’association pour y inclure des artistes du XIXe siècle. En 2019, Le ministère de la Culture avait rendu public l’exposition en ligne « Les femmes artistes sortent de leur réserve » suite au constat de la faible représentativité des femmes dans le catalogue collectif des collections des musées de France. Sur un ensemble total de 464 329 notices et d’environ 35 000 artistes, leurs œuvres sont au nombre de de 19 651 et les artistes femmes à celui de 2 082. Cela représente 4,2 % du nombre d’œuvres et 5,9 % des artistes de la base de données. Dans la seconde du XIXe siècle, en France, les femmes répertoriées parmi les artistes étaient au nombre de 3 818 et elles constituaient 1,74 % des effectifs. L’intention de l’exposition est de mettre en ligne des notices et des reproductions d’œuvres d’artistes femmes conservées dans les musées de France afin de leur donner une plus grande visibilité, ainsi que d’encourager leur étude et leur exposition. L’exposition est divisée en six sections : « Présentation », « Chronologie », « Milieu artistique », « Statut », « Affirmation » et « Icônes ». Dans le cadre de la mission menée au Musée d’Orsay, un des premiers enjeux est d’établir une liste des artistes femmes qui feront en priorité l’objet de notices : les plus connues, telles que Rosa Bonheur, Mary Cassatt ou Marie Bashkirtseff, et celles qui le sont moins alors qu’elles ont été importantes à leur époque ou qu’elles sont représentatives de certaines carrières. Certaines femmes se sont illustrées dans des genres ou des sujets considérés comme mineurs, tels que la miniature, la peinture de fleurs ou les marines. D’autres se sont distinguées par leur engagement en faveur de l’égalité et de la reconnaissance des femmes en plus de leur pratique artistique. Un travail de réécriture des notices des artistes est également essentiel pour modifier la manière dont les femmes sont présentées. Valoriser les artistes dans la collection du musée d’Orsay nécessite d’écrire ou de réécrire leur histoire en évitant les stéréotypes dans la charte éditoriale, tels qu’une trop grande insistance sur le physique de l’artiste ou ses liens de parenté (mari, amant, père, frère). La mise en avant des réseaux, de femmes notamment, est également importante pour s’éloigner de l’idée d’un génie individuel. La revalorisation des œuvres d’artistes femmes implique aussi de décloisonner les médiums et de s’affranchir des hiérarchies entre les arts mineurs et les arts majeurs, entre l’artisanat et l’art.

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