[Image : Benoît de Tyskiewicz, Czerwonydwor / Août 1893, 1893, Musée de Nicéphore Niepce, Ville de Chalon-sur-Saône ]
Du 20 septembre 2019 au 6 janvier 2020, le Palais des Beaux-Arts de Lille présentait une exposition intitulée « Le rêve d’être artiste ». Une exposition intéressante et surprenante à bien des égards, qui se démarque de la traditionnelle exposition d’un musée de beaux-arts : traduirait-elle un changement de paradigme vers le musée du XXIe siècle (1) ?
Le choix d’une question transversale et très actuelle
Ni monographique, ni circonscrit à une période, un pays ou un mouvement artistique, le sujet de l’exposition se veut transversal, croisant les époques, les géographies, les médiums : d’Albrecht Dürer à Banksy, de Charles Le Brun à Frida Kahlo, de Camille Claudel à Jeff Koons… Tableaux, sculptures, photographies, installations et vidéos dialoguent, complétés par quelques extraits de films (documentaires comme Le Mystère Picasso d’Henri-Georges Clouzot, fictions comme Mr Turner de Mike Leigh) et des documents d’archives – papier (les Lettres patentes pour l’établissement de l’Académie en 1648), audiovisuelles (extraits d’émissions de télévision, par exemple sur le succès de la marque Picasso, les selfies d’Ai Weiwei, une interview de Ben…) et même numériques (ainsi une capture d’écran du compte Instagram de Banksy). Aux antipodes de l’organisation habituelle des musées de beaux-arts (chronologique, par technique et par école), la variété des œuvres et des supports mobilisés rappelle davantage les expositions protéiformes des nouveaux musées de société(s) et de civilisation(s) tels que le Mucem à Marseille ou le musée des Confluences à Lyon (… voire l’approche revendiquée, dans une autre perspective encore, par le Louvre Abu Dhabi). A noter que la co-production de l’exposition avec la Réunion des musées nationaux a certainement facilité (d’un point de vue logistique comme financier !) le rassemblement de cette centaine d’œuvres venues d’horizons multiples(2).
Photographies de l’exposition par l’auteur, 30 novembre 2019.
Ce décloisonnement est ici cohérent avec le propos de l’exposition, par essence interdisciplinaire. Il s’agit en effet d’envisager « l’artiste » au sens large d’artiste-plasticien, qu’il (ou elle) s’adonne à la peinture, au dessin, à la sculpture, à la photographie, à l’installation ou à la vidéo : la définition donnée dans le texte introductif implique de fait cette représentation des artistes dans toute leur diversité. En outre, pour « raconter comment les artistes sont devenu.e.s des artistes« , autrement dit pour décrypter leur affirmation professionnelle, leur reconnaissance sociale, la construction de leur statut et de leur image, il est nécessaire de recourir non seulement à l’histoire de l’art, mais aussi à une histoire culturelle, matérielle, sociale, ainsi qu’à la sociologie et à l’économie des mondes de l’art. Les commissaires(3) ne manquent d’ailleurs pas de saluer d’entrée de jeu les travaux de Nathalie Heinich (entre autres : Du peintre à l’artiste en 1993, De l’artification en 2012), de Charlotte Guichard (La Griffe du peintre. La valeur de l’art, 2018), de Raymonde Moulin (L’artiste, l’institution et le marché, 1992) et d’Alain Bonnet (L’artiste en représentation, 2012), qui les ont inspirés. Ainsi l’exposition se nourrit de recherches universitaires récentes et s’en fait le relais auprès des publics, sur un sujet aux résonances très contemporaines. Car en plus de s’inscrire dans une actualité de la recherche, la problématique explorée tire sa pertinence de l’écho familier qu’elle peut trouver chez tout un chacun : quel enfant né au XXe ou au XXIe siècle, à l’ère du star-system, n’a pas un jour rêvé de devenir artiste – peintre, chanteur, photographe ou cinéaste ?
Une exposition « qui raconte » ?
Si le décloisonnement fait écho à l’exposition Carambolages organisée par Jean-Hubert Martin au Grand Palais en 2016, le visiteur n’est pas ici livré à lui-même pour trouver les liens qui unissent les œuvres présentées – bien au contraire. Les voix des commissaires l’accompagnent pas à pas, ou « page après page », pour reprendre la métaphore introduite et filée jusque dans la scénographie même : dans cette exposition « qui raconte », chaque section apparaît comme un chapitre et chaque œuvre comme une page, « le tout formant un grand récit ». Le texte est en effet omniprésent, des panneaux de salle (tels de grands livres ouverts) aux cartels formidablement grands qui surplombent chaque œuvre.
Photographies de l’exposition par l’auteur, 30 novembre 2019.
Mais que nous raconte-t-on ? « La lente émancipation de l’artiste » et son « élévation sociale » au fil des siècles, bref « le roman d’une irrésistible ascension« , annonce là encore la présentation de l’exposition. De quoi redouter une vision positiviste quelque peu simpliste (mais séduisante et « vendeuse » ?) d’un progrès continu de la condition et de la considération de l’artiste, qui serait aujourd’hui enfin reconnu, à la fois vivant de son art et créant « en toute liberté » – confusion elle aussi douteuse, comme si les deux aspects étaient corrélés… Fort heureusement, l’exposition déroge au récit promis (s’agissait-il d’un artifice communicationnel ? d’une introduction non relue a posteriori ?) : le propos s’avère en pratique bien plus intéressant, nuancé et questionnant, grâce à la pluralité des entrées proposées et des exemples abordés, ainsi qu’à la liberté de parcours offerte au visiteur.
Loin d’un récit strictement linéaire et chronologique, l’exposition s’organise en six sections qui constituent autant de « focus » thématiques, chacun développé autour d’une quinzaine d’exemples. Ces derniers en revanche, au sein de chaque section, sont agencés chronologiquement afin de montrer l’évolution – ou la permanence ! – des pratiques et des représentations à travers les siècles (depuis le XVIIe… voire le XVe siècle, jusqu’en 2019). L’exposition explore ainsi :
- la signature de l’artiste, de son émergence comme monogramme à sa valorisation comme marque (1. Je signe donc je suis ? Se faire un nom de son vivant et pour la postérité)
- le rapport aux puissants, commanditaires, mécènes et marchands, et les stratégies mises en œuvre par les artistes (2. Une place au soleil ? Pouvoir, mécènes et marchands d’art pour vivre (bien ou mal) de son art)
- la construction par les artistes eux-mêmes du mythe de l’artiste génie voire divin (3. Génial.e forcément génial.e !? Le mythe de l’artiste, égal des dieux)
- l’auto-représentation de l’artiste, de l’autoportrait au selfie (4. Me, myself and I, Maîtriser sa propre image)
- les conditions de vie et de travail des artistes, d’un extrême à l’autre (5. Splendeurs ou misères ? La légende dorée de l’artiste, de la bohême au star-system)
- le regard distancié, ironique, moqueur des artistes sur eux-mêmes (6. Autodérisions ! Casser son image)
Il s’agit finalement à travers ces six axes de décrypter la fabrique de l’artiste, entre mythes et réalités.
Ajoutons que l’on est accueilli dans l’exposition (et qu’on la termine) par Picasso Baby de Jay-Z, une performance à la Pace Gallery de New York en 2013 où le chanteur, entouré d’artistes comme Marina Abramovic, s’affirme comme artiste au même titre que Picasso, Francis Bacon ou Jeff Koons – une façon d’élever le rap et le hip-hop au rang d’art… interrogeant (et ouvrant) donc la définition plus stricte de l’artiste « plasticien.ne » choisie par les commissaires.
Un visiteur libre mais bien accompagné, sur un ton (im)pertinent
A gauche : organisation schématique de l’exposition, croquis de l’auteur / A droite : photographie par l’auteur, 30 novembre 2019.
Concrètement, les six sections thématiques rayonnent autour de ce « sas » d’entrée/sortie. Le schéma ci-dessus (réalisé par l’auteur) permet de visualiser cette disposition singulière, très ouverte, et les circulations afférentes. Contrairement aux habituels cheminements à sens unique qui enferment le visiteur dans un circuit et un discours, le choix scénographique suggère un parcours sans pour autant l’imposer, laissant chacun libre de suivre ou non l’ordre des chapitres numérotés, libre de se laisser guider comme de déambuler à son gré, de picorer et de tisser ses propres liens(4).
Et ce d’autant plus que l’on trouvera toujours une explication à laquelle se raccrocher, qui pourra si besoin éclairer le sens de l’œuvre observée : le visiteur est libre mais bien accompagné. Le choix d’une médiation écrite très présente est un parti pris assumé, dont témoigne la taille des cartels. Alors que les musées d’art semblent souvent tentés de les cacher, ou du moins de les minimiser pour ne pas faire d’ombre aux œuvres (au point de les rendre indéchiffrables lorsqu’ils sont détaillés, couverts d’écritures minuscules), ce sont ici des cartels gigantesques et dédoublés, visibles et lisibles sans conteste (quel bonheur(5) !). Sous l’œuvre figure (classiquement) son identification ; au-dessus, un texte qui la présente et la relie au propos général. S’ils insèrent chaque œuvre dans l’ensemble, donnant sa cohérence à chaque section et à l’exposition, ces cartels ont toutefois leur propre autonomie – autorisant le « picorage » évoqué ; il n’est pas nécessaire d’avoir lu tout ce qui précède pour comprendre. Un titre surmonte même chacun des textes, invitant à s’arrêter pour les lire :
*« Collector » « A vous de signer ! » « L’avoir dans la peau » « Le combat des chefs » « Going, going, gone / Adjugée, adjugée, détruite ! » « Prostituer ses pinceaux » « De l’art ou du cochon ? » « Art is money » « L’atelier coquin ! » « La vraie-fausse mort de Léonard » « Dali frise des moustaches… » « WANTED ! Selfie & Alive ! » « Sans commentaire ? Vraiment ? » « …le pape du pop art fait des miracles » *
… pour n’en citer que quelques-uns ! A la manière des articles postés sur les réseaux sociaux, chaque cartel est ainsi affublé d’une formule percutante et aguicheuse, propre à faire sourire, à intriguer, en tout cas à attirer l’attention et donner envie de lire la suite. Car sinon, les commissaires l’ont bien compris, face à une telle accumulation de contenus le visiteur comme l’internaute « zappe », « scrolle ». Ainsi plus qu’elle ne « raconte », l’exposition interpelle, et réussit de fait à maintenir l’intérêt et la curiosité des visiteurs jusqu’au bout(6).
Photographies de l’exposition par l’auteur, 30 novembre 2019.
Ce ton « (im)pertinent » (pour reprendre un terme employé par la mission Musées du XXIe siècle) s’étend à vrai dire à tous les textes de l’exposition, depuis l’introduction jusqu’aux panneaux de section, aux titres là encore bien choisis (cf. ci-dessus). Le propos concilie précision scientifique, pédagogie, accessibilité et attractivité, dans des formats à la fois suffisamment développés et concis. Ni jargon ampoulé, ni didactisme infantilisant, le style employé se veut limpide et repose sur des phrases brèves, ponctuées de tournures interrogatives et exclamatives, parfois d’adresses directes. La tonalité enjouée et décalée est plaisante, sans que le contenu scientifique ne s’en trouve affaibli. Au contraire, celui-ci atteint un public d’autant plus large qu’il emprunte intelligemment ces canaux de communication – un public qui n’aurait sans doute jamais ouvert de lui-même un ouvrage de Nathalie Heinich ou de Charlotte Guichard… !
Une volonté d’accessibilité à un large public, en particulier aux jeunes et aux familles
Twitter SNCF Gares & Connexions, 4 septembre 2019, En ligne
Le choix d’un sujet à l’écho familier chez tout un chacun, la liberté et l’accompagnement offerts aux visiteurs, la lisibilité et l’attractivité des textes écrits : tous ces éléments témoignent d’une attention singulière (et appréciable !) portée aux publics. Celle-ci se traduit aussi par la diversification des portes d’entrée dans l’exposition, afin de toucher plus largement familles et jeunes gens au-delà du cercle des spécialistes et des habitués. L’idée d’en déployer la communication jusqu’aux gares de Lille Europe et de Paris Nord est symptomatique (une mini-exposition teasing à Lille, une affiche monumentale immanquable à Paris), de même que l’ouverture et la clôture de l’exposition sur le rappeur Jay-Z – non sans rappeler le clip tourné avec Beyoncé au Musée du Louvre l’année précédente, au succès retentissant.
Publications de la page Facebook du Palais des Beaux-Arts de Lille, captures d’écran par l’auteur.
La musique est d’ailleurs utilisée comme accroche sur les réseaux sociaux : tous les lundis depuis septembre, la page Facebook du Palais des Beaux-Arts de Lille dévoile un nouveau titre de la (très éclectique) « playlist de l’expo » – Art is everywhere de MGMT, Mona Lisa de Nat King Cole, Ode to Banksy de Jesca Hoop, Pablo de Serge Reggiani, Van Gogh de Leny Escudero ou encore Jeff Koons de Momus ! Il est presque dommage que l’on ne puisse retrouver cette playlist au sein de l’exposition. Ce que l’on peut écouter en revanche, sur place (pour soulager sa nuque) ou a posteriori (en mode podcast), c’est l’intégralité des textes lus par l’actrice Alexandra Gentil et disponibles sur Soundcloud. Une alternative gratuite au catalogue de l’exposition, qui s’avère cependant accessible, lui aussi, tant par son format (17x24cm, 160 pages) que par son prix (19,90€) – rien à voir avec les beaux-livres habituels terriblement chers et encombrants ! Cette démocratisation sur le plan financier transparaît aussi dans la politique tarifaire appliquée à l’exposition, avec des « happy hours » tous les soirs de semaine, le tarif réduit étant appliqué à tous à partir de 16h30.
A gauche : photographie dans l’exposition, Maïlys Liautard, 30 novembre 2019 / A droite : jeu sur le Messenger du Palais des Beaux-Arts de Lille, captures d’écran par l’auteur.
Outre l’accroche musicale, pour diversifier et rajeunir son public, le musée mise sur un jeu-teaser (ou after) exploitant les potentialités ludiques des réseaux sociaux : le Facebook Messenger et le compte Instagram du PBA proposent ainsi de « participer au jeu dont vous êtes le héros » pour « découvrir votre profil d’artiste : bohème, génie, artiste officiel ou businessman ? ». Une sorte de QCM mené avec humour et émoticônes par le chatbot du PBA, qui nous fait rencontrer au passage plusieurs artistes et œuvres de l’exposition par le biais de petites animations. Et le jeu se termine sur une invitation : « continuez à vous inspirer en allant admirer les œuvres qui vous correspondent au Palais des Beaux-Arts de Lille ». Réciproquement, l’exposition est scandée de plusieurs appels à « devenir le héros de notre jeu sur Messenger et Instagram ». Et au-delà, à commenter et partager l’exposition sur les réseaux sociaux – une façon de rendre le public ambassadeur du musée auprès de ses pairs.
Livret-jeu et espace « Graines d’artistes », photographies par l’auteur, 30 novembre 2019.
De façon plus traditionnelle, l’approche ludique est également développée à travers un cahier de jeux offert aux familles. Conçu par le service des publics du musée, le livret a été réalisé par une graphiste-illustratrice qui a su le rendre attractif. Il s’agit d’accompagner les enfants dans leur découverte de l’exposition, les stimuler leur observation des œuvres, les sensibiliser aux problématiques abordées, et susciter leur créativité de petits artistes. Mais le Palais des Beaux-Arts va plus loin encore, en installant dans son « Atrium(7) » un espace de jeu, de lecture et de dessin en libre-accès, baptisé « Graines d’artistes » : on y trouve des coloriages, des jeux de memory et de loto autour des œuvres de l’exposition, des albums pour enfants sur la thématique des artistes et de la création artistique. L’idée est excellente, complétant à merveille les « espaces relax » de l’atrium davantage destinés aux adultes. Mais ne pourrait-on pas imaginer une pérennisation de ces bonnes idées au-delà de l’exposition temporaire, et leur dissémination au sein des salons existants, afin de favoriser une mixité des publics ? Cela permettrait en outre d’éviter la confusion avec un espace d’atelier pédagogique (des visiteurs hésitant à l’investir), de valoriser davantage les ouvrages mis à disposition (ici cachés derrière un fauteuil), de proposer des jeux plus incitatifs, et de prévoir un accrochage des dessins produits par les enfants (plutôt qu’il n’en reste que des feuilles entassées dans un coin)…
Livres, jeux et dessins dans l’espace « Graines d’artistes », photographies par l’auteur, 30 novembre 2019.
Notons enfin quelques manques en matière d’accessibilité. Si les personnes non- et malvoyantes peuvent écouter les textes sur Soundcloud et éventuellement profiter de l’une des trois visites olfactives organisées entre octobre et décembre, elles ne disposent guère d’autres moyens (fiches en braille ? traductions tactiles ? modules sensoriels ?) pour accéder en autonomie à l’exposition. Point de LSF non plus pour les personnes sourdes et malentendantes… Quant à l’accessibilité cognitive, la surabondance de textes (malgré toutes leurs qualités) peut poser problème : peut-être quelques chronologies ou infographies, plus visuelles, auraient-elles parfois pu venir en complément – en particulier lorsque sont évoqués nombre de chiffres (fort intéressants) sur la situation professionnelle des artistes et leurs revenus.
Une approche résolument féministe
Impossible de terminer ce compte-rendu sans saluer l’approche résolument féministe de cette exposition, annoncée dès son sous-titre : l’exposition qui raconte comment les artistes sont devenu.e.s des artistes. L’usage de l’écriture inclusive est systématique dans l’ensemble des textes, et va de pair avec une mise en lumière des femmes artistes au fil du parcours : Camille Claudel, Orlan, Roma Auskalnyte, Pilar Albarracin, Frida Kahlo (qui fait même la couverture du catalogue, celle du programme du musée et celle du cahier de jeux pour les enfants). Certes, ces figures féminines demeurent largement minoritaires. Mais c’est justement cette quasi-absence que les commissaires tiennent à faire remarquer, en soulignant les difficultés rencontrées par les artistes femmes, et ce d’entrée de jeu : à propos de l’amélioration des conditions de vie et de travail des artistes, l’introduction ne manque pas de préciser « Bien sûr, cela ne profite pas à tous, encore moins aux femmes longtemps « interdites » de peindre et de sculpter ».
Camille Claudel, Pilar Albarracin, Frida Kahlo – photographies de l’exposition par l’auteur, 30 novembre 2019.
Ce propos est développé dans plusieurs cartels, aux intitulés amèrement ironiques : « Quand un génie écrase l’autre (surtout si c’est une femme) » ou encore « Pas facile d’être une femme artiste« . Ailleurs est pointé du doigt le rôle auquel se trouvent cantonnées les femmes dans certaines mythologies de l’artiste : ainsi le tableau de Jacques Louis David, qui représente Alexandre le Grand et le peintre Apelle, à qui l’empereur aurait offert sa maîtresse Campaspe – « sans l’avoir consultée !« , s’exclame le cartel. Au cœur de l’exposition, la photographie No comment de Pilar Albarracin reflète « les préjugés et les injustices auxquelles les femmes ont été soumises pendant des siècles, comme autant de coups de couteau dans le dos » ; il s’agit « de rétablir la vérité sur l’importance des femmes dans l’histoire des artistes« . Et les commissaires n’hésitent pas à l’affirmer : « Même si les temps changent, les femmes sont encore marginalisées dans le monde de l’art contemporain« .
Invité sur France Culture le 13 septembre 2019, Bruno Girveau évoque bien ce « sujet dans le sujet, celui de la place, du statut des femmes artistes« , « en filigrane » dans toute l’exposition. Mais alors pourquoi, dans la section « Me, myself and I. Maîtriser sa propre image« , avoir choisi de présenter un portrait de Berthe Morisot par Édouard Manet… plutôt qu’un autoportrait de l’artiste, qui en a pourtant réalisé ? Loin de la « maîtrise de sa propre image« , c’est bien ici l’appropriation de l’image de l’artiste femme par l’artiste homme, qui place en outre dans sa main non pas un pinceau, mais un éventail !
Questionner et réhabiliter la place des femmes au sein de l’histoire de l’art et des collections du musée, mais aussi du monde professionnel artistique et muséal actuel, est sans aucun doute l’un des défis du musée du XXIe siècle. Des initiatives ont d’ores et déjà vu le jour, que l’on songe à la relecture des collections du Musée national d’art moderne en 2009 avec Elles@CentrePompidou, à l’exposition Qui a peur des femmes photographes ? aux musées d’Orsay et de l’Orangerie en 2015, à la journée d’études « Femmes et musées » organisée à l’INHA en 2017(8) ou encore au focus « Où sont les femmes ? » proposé par le Musée de Valence en mars dernier(9). La question est d’actualité, en témoigne l’actuel cycle des Rencontres muséo programmé par l’association Mêtis, interrogeant les pratiques muséales au prisme du genre.
Vers un musée humaniste ?
L’approche féministe s’insère au fond dans une philosophie plus large, une humanité qui imprègne l’ensemble de l’exposition : depuis l’hommage rendu aux universitaires cité.e.s en toutes lettres à l’entrée, jusqu’à la liste finale de tous les membres de l’équipe du musée, nommés sans hiérarchie au même titre que les commissaires, du pôle conservation à l’équipe technique, du service des publics au mécénat et à la communication, de la régie des œuvres au personnel d’accueil et de surveillance… Cette remarquable attention aux individus rejoint l’accueil et l’accompagnement réservés aux visiteurs, et au-delà le sujet même de l’exposition ; car choisir de déplacer le curseur des œuvres aux artistes, c’est aussi s’intéresser à ces femmes et hommes que l’histoire de l’art parfois oublie au profit de leurs créations. Le rapport de la mission Musées du XXIe siècle suggérait d’écrire un « manifeste pour un musée humaniste » : cette exposition attentive à l’humain – qu’il soit visiteur, artiste, chercheur, médiateur, technicien – semble s’inscrire dans cette perspective.
Plan et atrium du PBA de Lille, photographie par l’auteur, 30 novembre 2019.
Alors bien sûr, on en devient exigeant, et l’on se dit que Le rêve d’être artiste aurait pu aller plus loin encore. Si la parole est omniprésente dans l’exposition, elle s’avère être confisquée par des commissaires fort loquaces – une prise de parole assumée, Bruno Girveau le reconnaît, parfois même contre la volonté des artistes (invité des matins sur France Culture le 13 septembre 2019). Or, n’aurait-il pas été pertinent, au contraire, d’en profiter pour donner la parole aux artistes afin qu’ils témoignent eux-mêmes de leur parcours, de leurs splendeurs et misères, afin qu’ils nous livrent leur propre regard sur leur condition d’artiste ? Plutôt que de se limiter au seul récit émanant des conservateurs et historiens de l’art concepteurs de l’exposition, confronter ce discours extérieur à des récits personnels, croiser ainsi points de vue et vécus, aurait apporté un éclairage pluriel enrichissant. Ne serait-ce qu’en proposant, par exemple, une série de podcasts-témoignages, ou mieux encore un « salon d’écoute » des artistes au cœur de l’exposition.
Réciproquement, puisqu’il s’agissait aussi d’interroger les représentations qui entourent la figure de l’artiste, de « décortiquer la construction d’un mythe« , pourquoi ne pas partir des représentations que s’en font les publics ? ou profiter de l’exposition pour les recueillir ? Au lieu de se contenter de textes interpellant certes mais sans réelle possibilité de répondre, d’un jeu-qcm aux questions fermées, d’un impressionnant livre d’or doré relégué dans un coin sombre, bref de faire mine d’impliquer le public, il aurait été formidable de donner véritablement la parole aux visiteurs, pour qu’ils racontent leurs propres « rêves d’être artistes ». Soit en amont de l’exposition, pour prendre comme point de départ ces imaginaires et ces fantasmes contemporains (en commençant par un florilège de verbatim, des enregistrements audio ou vidéo des publics interviewés(10)…). Soit au sein même de l’exposition, avec un espace d’expression dédié (invitant à contribuer à l’exposition en laissant son point de vue, par exemple à partir d’amorces : « si j’étais un artiste, je serais… », « j’aimerais (ou pas !) être un artiste parce que… »). Cela aurait également permis d’ouvrir la définition même de ce qu’est un artiste aux yeux des publics aujourd’hui(11).
Ainsi la maire de Lille n’a pas tort lorsqu’elle affirme, dans son édito au programme 2019-2020 du Palais des Beaux-Arts, que « Bruno Girveau et son équipe n’hésitent pas à questionner leurs habitudes et à emprunter de nouvelles voies« . Cette exposition s’avère agréablement surprenante et novatrice à bien des égards. Souhaitons que ce « pas de côté » ne se limite pas au temps d’une exposition, et que ce « souffle singulier » poursuive sur sa lancée… vers le rêve d’un musée à la fois humaniste, polyphonique, participatif, engagé, qui est peut-être ce musée attendu au XXIe siècle.
Notes
(1) L’expression est ici employée au sens de la mission « Musées du XXIe siècle » menée sous la direction de Jacqueline Eidelman en 2016-2017, et ayant abouti au rapport « Inventer des musées pour demain » remis à la Ministre de la Culture Audrey Azoulay le 2 mars 2017.
(2) Au-delà de la valorisation des collections du PBA de Lille, l’exposition regorge de prêts, venus à la fois de musées nationaux, de musées de la Ville de Paris, d’autres musées en région, de Fonds régionaux d’art contemporain, de collections d’artistes et de galeries… auxquels s’ajoutent les archives de l’Institut national audiovisuel. Pour n’en citer que quelques-uns : le musée du Louvre, le musée de Cluny, le musée Rodin, le musée Marmottan-Monet, le musée national Picasso, le Petit Palais, le musée Carnavalet, les Beaux-Arts de Paris, le Centre Pompidou, les musées des beaux-arts de Valenciennes, de Strasbourg, de Dijon, le musée Fabre de Montpellier, les musées de Langres, La Piscine de Roubaix, le château de Blérancourt, le musée de Soissons, les FRAC Poitou-Charentes et Hauts-de-France… Cette exposition s’inscrit aussi dans la politique de circulation des collections sur le territoire national encouragée par le Ministère de la Culture ces dernières années, cf. en particulier le plan d’itinérance « Culture près de chez vous » présenté par Françoise Nyssen en mars 2018. C’est enfin une façon de réunir nombre de « grands noms » par lesquels un large public peut être attiré… Le Rêve d’être artiste n’a cependant rien d’une exposition « blockbuster » ; loin d’être un simple prétexte marketing, les artistes-stars ont toute leur place dans le discours développé, et permettent finalement d’attirer un vaste public dans une exposition singulière au propos novateur.
(3) Commissariat général assuré par le directeur du PBA de Lille Bruno Girveau, commissariat scientifique réalisé par Régis Cotentin, chargé de la programmation contemporaine au PBA, et Delphine Rousseau, conservatrice en charge du XXe siècle au PBA, assistés de l’historienne de l’art Clémentine Delplancq.
(4) Une démarche à laquelle nous – en tout cas les jeunes générations ? – sommes désormais accoutumés, puisqu’elle n’est pas sans rappeler la navigation en ligne et sur les réseaux sociaux… Il en va d’ailleurs de même du décloisonnement des disciplines, des époques et des médiums. Jongler librement entre des informations foisonnantes venues d’horizons pluriels, sélectionner et tisser des liens pour se forger son propre point de vue, hybride, sans frontière, semble bien caractéristique de la façon d’appréhender le monde, d’acquérir des connaissances, de réfléchir et de penser au XXIe siècle, à l’ère d’Internet. cf. à ce sujet Alessandro Baricco, qui livre dans The Game une analyse fort éclairante. Probablement le musée doit-il évoluer dans cette direction-là, s’il veut avoir du sens au XXIe siècle (il a à cet égard un potentiel formidable et une latitude bien plus importante que l’école).
(5) Même si, tout ne peut être parfait, la hauteur des textes serait à ajuster… on ressort de l’exposition avec quelques douleurs à la nuque ! Afin d’optimiser le confort de lecture, il faudrait sans doute les placer légèrement plus bas, ou bien intervertir l’identification de l’œuvre (plus brève, à mettre en haut) et le cartel détaillé en-dessous… avec cependant le risque d’une visibilité occultée les jours de grande affluence… ! Alors pourquoi pas alterner leurs positions respectives ? Et quoi qu’il en soit prévoir davantage d’assises, qui en l’occurrence manquent ici comme ailleurs, dommage étant donné la quantité de textes à lire et d’œuvres à observer… Il est en revanche appréciable, en matière de confort sonore, que chaque vidéo soit accompagnée de casques, évitant ainsi une cacophonie qui aurait rendu la lecture des textes bien compliquée !
(6) Un regret toutefois : la perte de cohérence du propos à certains moments, moins dû à un morcellement du discours avec ces grands cartels qu’à des rapprochements peu convaincants, des développements confus, des sections un peu « fourre-tout ». Ainsi la section « Me myself and I » mêle maladroitement autoportraits et portraits d’artistes par d’autres, au lieu de se limiter aux seules auto-représentations des artistes comme prévu. De même, alors que l’on s’attend à une évocation des conditions de vie des artistes dans la section « Splendeurs ou misères ?« , l’exposition s’y concentre en fait sur les ateliers des artistes, sujet intéressant mais différent du thème annoncé. Citons encore François Ier au chevet de Léonard de Vinci ainsi qu’Apelle peignant Campaspe en présence d’Alexandre placés dans la section consacrée au mythe de l’artiste génial, plutôt que dans celle explorant le rapport aux puissants ; la distinction entre les sections 2 et 3 reste floue.
(7) Soit l’espace central d’accueil du musée, inauguré en 2017, dont les mots d’ordre sont « confort, innovation, convivialité ». Un tiers-lieu en accès libre et gratuit, où cohabitent café, boutique, espaces « relax » avec fauteuils et ouvrages à disposition, « exploration gigapixels » des collections et tables tactiles pour préparer sa visite… Le PBA n’a pas attendu l’exposition Le rêve d’être artiste pour entreprendre sa mutation en « musée du XXIe siècle » !
(8) Voir le site créé à l’issue de l’exposition Elles@CentrePompidou en 2009-2011. Voir également la Journée d’études « Femmes et musées » organisée à l’INHA le 11 octobre 2017 par Charlotte Foucher Zarmanian et Arnaud Bertinet, suivie de la publication d’un numéro de Culture & Musées intitulé « Musées au prisme du genre« .
(9) Avec un accrochage inédit d’œuvres d’artistes femmes sorties des réserves, une visite commentée spécifique des collections permanentes, une conférence sur la place des artistes femmes dans les collections des musées par Julie Botte, ainsi que la projection du documentaire de Manuelle Blanc Artistes femmes, à la force du pinceau.
(10) Et pourquoi pas les faire dialoguer avec des représentations de l’artiste dans l’imaginaire collectif et la culture populaire, à travers des films ou des chansons consacrés aux artistes, ou encore l’image renvoyée par les médias. Car si l’exposition décrypte l’image que les artistes eux-mêmes ont pu se fabriquer, elle ne creuse pas vraiment cette dimension-là.
(11) Avec sans doute des variations selon les générations, le genre, le profil socio-culturel… Il semble toutefois qu’une consultation du public ait eu lieu, c’est en tout cas ce que laisse entendre Bruno Girveau lors de son intervention sur France Culture le 13 septembre 2019 (émission citée précédemment) : « Effectivement, l’exposition ne parle que des artistes plasticiens, visuels(..) Quand on a interrogé le public, parce qu’on le fait de temps en temps, au moment même où on commençait à concevoir l’exposition, « c’est quoi un artiste pour vous ? », 9 fois sur 10 ce n’est pas un peintre ou un sculpteur ! C’est un chanteur, un acteur… un interprète et non pas un créateur. Cela va même au-delà. On nous disait Mbappé, c’est un artiste, un footballeur avec ce génie-là, c’est un artiste ! » Dès lors, pourquoi ne pas aller jusqu’au bout de la démarche, et faire apparaître ces voix-là dans l’exposition ?