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Le patrimoine et l’exposition: peut-on patrimonialiser une exposition?

Stankiewiecz, Julia

[Image : Anonyme ; CHUSSEAU-FLAVIENS (diffuseur), Château de Versailles, Galerie des glaces, vers 1919, Musée Nicéphore Niepce, Chalon-sur-Saône]

La patrimonialisation est un « traitement conservatoire » selon Nathalie Heinich (2009), c’est-à-dire qu’un objet ou un élément devient patrimoine, quand l’on choisit de le conserver parce qu’il relève non plus du bien privé, mais du bien commun grâce aux valeurs qui lui incombent. Ces valeurs peuvent être liées à son authenticité, à son ancienneté, à son esthétique, mais aussi à sa significativité (Bonnot, 2010). La patrimonialisation c’est donc l’acte qui transforme une chose en patrimoine.

Dans son ouvrage La fabrique du patrimoine, Nathalie Heinich souhaite étudier et expliquer les processus de patrimonialisation français. Les processus qu’elle étudie sont purement administratifs et réglementaires, car l’objectif de son ouvrage est d’enquêter sur l’inventaire général, afin de comprendre ce qui amène à inscrire ou classer un objet/un bâtiment sur la liste des Monuments historiques. Son corpus d’étude est donc dédié à une vision classique de ce qui relève du patrimoine : le bâti et le monument. Cependant, l’acte de patrimonialisation ne peut-il pas s’appliquer à d’autres éléments ? Nous l’avons vu, depuis les années 1970/1980 le champ de ce qu’on l’on considère comme patrimoine a dépassé le champ du bâti et des objets.

Cependant, aujourd’hui ne pourrait-on pas élargir le périmètre du patrimoine à de nouveaux champs qui font aujourd’hui parties intégrantes de notre rapport à la Culture, ceux de l’exposition et de la muséographie ? Dans cette optique, Jérôme Glicenstein propose dans son ouvrage L’art, une histoire d’exposition (2009), d’étudier l’histoire de l’art non plus au prisme des objets, mais au prisme des expositions. Selon lui, ce sont elles qui donnent aux objets une existence publique, voire une existence patrimoniale. En suivant les propos de sa thèse -si l’on souhaite composer une histoire des expositions- il serait important d’en patrimonialiser les exemples afin de les conserver, ou du moins d’en garder une trace. Afin de nous questionner sur les processus qui pourraient participer à la patrimonialisation d’une exposition, nous allons conduire une étude de cas comparative autour de deux expositions : L’exposition « Toutankhamon et son temps » qui a été montée pour la première fois en 1967 au Petit Palais, et l’exposition « Jardin- Théâtre du Bestiarium » créée en 1989.

Quel intérêt patrimonial pour ces expositions ? La question de la valeur historique

Le choix d’étudier ces deux expositions se justifie car ce sont deux parfaits exemples d’évènements qui ont marqué l’histoire même des expositions. En ce sens, si l’on s’applique à penser le patrimoine à la manière de Nathalie Heinich, ces expositions ont un intérêt patrimonial en ce qu’elles ont une valeur historique et qu’elles marquent l’histoire des expositions.

En 1967, l’exposition « Toutankhamon et son temps » a permis à Paris de découvrir les trésors du tombeau de Toutankhamon. Dans l’histoire des expositions, c’est un moment qui fait date, puisque cette exposition a été reconnue comme la première véritable exposition « Blockbuster » avec un nombre encore inégalé d’entrées (Mairesse, 2010; p. 221), puisqu’elle comptabilise 1.241.000 visiteurs. Quelles sont les raisons de ce succès ? Tout d’abord, cette exposition offre au public de Paris une possibilité de voir des objets inestimables qui proviennent d’Égypte. La découverte du mobilier funéraire du pharaon, les hypothèses autour de sa mort prématurée et les aventures liées aux fouilles archéologiques ont contribué à construire autour de ce trésor une véritable légende, ce qui a déclenché a fortiori une fascination à l’échelle internationale. Ainsi, l’exposition « Toutankhamon et son temps » est étudiée aujourd’hui non pas forcément pour sa muséographie ou son contenu, mais bien parce qu’elle a été la toute première exposition à faire l’objet d’un événement national, voire même planétaire.

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Foule de visiteurs faisant la queue pour entrer dans l’exposition Toutankhamon du Petit Palais, 1967, en ligne

En 1989, l’Institute for Contemporary Art du MoMA PS1 à New-York présente une exposition sans pareil. Cette exposition c’est le « Théâtre-Jardin Bestiarium » (Balson et alii, 2018). Elle est à mi-chemin entre une exposition, un jardin, un théâtre et un paysage urbain. Le commissariat n’a pas été géré par un « commissaire » mais par un « scénariste », puisqu’il était chargé de piloter les artistes qui allaient produire leurs œuvres in situ. Pour l’histoire des expositions elle est marquante car elle a été tout d’abord conçue comme un ensemble, voire comme une œuvre d’art total. En effet, chaque artiste a produit une œuvre qui s’inscrit dans le projet global de la réalisation du Bestiarium. Dans ce cas précis, l’exposition devient geste −Le geste du scénariste/commissaire−, et elle est donc une œuvre à part entière. Deuxièmement, comme il l’est écrit dans la récente publication du CNAP qui est dédiée au « Bestiarium » :

Un de ses principaux intérêts concerne la situation même de l’exposition, et en particulier le fait qu’elle questionne son statut en tant que forme historique et culturelle. (Balson et alii, 2018; p. 54)

En d’autres termes, pour l’histoire des expositions c’est une manifestation qui fait date en ce qu’elle questionne la place même de l’exposition dans l’histoire et la culture. Dans un premier temps, il était donc nécessaire pour notre étude de cas de justifier l’intérêt patrimonial de ces deux expositions, un intérêt qui s’explique à travers le concept de valeur historique.

Patrimonialiser, c’est faire entrer un élément dans le bien commun

Les processus qui participent de manière concrète à la patrimonialisation d’une exposition ne sont pas multiples. En effet, le plus évident est celui de l’acquisition, un processus qui concerne plus spécifiquement le cas du Bestiarium puisqu’il a été acquis par le Centre national des arts plastiques en 1990 (Balson et alii, 2018: p. 90). Il y a donc un changement de statut qui s’opère puisque le Bestiarium n’est plus seulement une exposition puisqu’en étant acheté, il intègre au même titre qu’une œuvre d’art les collections de l’État. Par cette acquisition, l’État fait donc entrer le Bestiarium dans le patrimoine national, il relève alors du « bien commun ». L’exposition est entrée dans les collections comme un ensemble, car tous les artistes participants ont accepté de céder leurs œuvres en consentant à un prix de vente global. Ce type de cas est assez inédit. Dans les collections françaises, seules deux expositions ont été acquises.

À l’inverse, pour le cas de l’exposition Toutankhamon, l’acquisition est impossible. En effet, l’exposition de 1967 présente des objets qui sont des trésors nationaux qui appartiennent à l’Égypte, il est donc impossible d’acheter l’exposition puisque les objets qui y sont présentés sont inaliénables. Cependant, d’autres processus permettent de participer à la patrimonialisation de cette exposition. Si l’on exclut la possibilité que l’exposition soit conservée dans son ensemble, elle a été patrimonialisée à partir du moment où l’on a constitué et rassemblé autour d’elle un fonds d’archives. Ce fonds est conservé par le Petit-Palais et est donc soumis à la législation des archives dites publiques. Depuis la loi de 2008, tout document qui relève des archives publiques est, par principe, librement communicable à toute personne qui en fait la demande (1). Dans ce fonds, est archivé le contenu de l’exposition (avec les textes, les cartels, des photographies qui rendent compte de la scénographie…). Par cet archivage l’exposition est comme patrimonialisée et transférée au « bien commun ». Mais il ne faut pas non plus oublier son catalogue qui conserve quant à lui une trace du contenu scientifique de cet événement.

Nos deux exemples sont passés d’un élément à la fois « évènementiel » et « éphémère » à un élément « conservé » grâce à l’acquisition pour l’un et à l’archivage pour l’autre. Cependant, conserver une exposition ne devrait pas être le seul processus à prendre en compte dans les processus de patrimonialisation d’une exposition. En effet, une exposition qui est seulement conservée (voire empaquetée et rangée) est une exposition qui meure. L’idée qui en ressort, est que la conservation d’une exposition doit avant tout permettre sa re-présentation.

Rejouer l’exposition : un processus vers leur patrimonialisation

Patrimonialiser une exposition, c’est-à-dire la conserver, ne doit pas se faire seulement dans une optique de préservation. En effet, quand on choisit de conserver une exposition pour la patrimonialiser, cela doit se réaliser dans l’optique de faire revivre cette exposition par la re-présentation, afin de respecter l’essence même du médium. Rejouer une exposition c’est offrir à celle-ci, « une seconde vie » (Soichot, 2011), pour reprendre les mots d’Olivier Soichot, chargé des éditions à l’OCIM, quand il aborde le sujet de l’itinérance des expositions de la Cité des Sciences et de l’Industrie.

Rejouer une exposition, c’est aussi affirmer sa valeur, son importance, mais c’est aussi augmenter son audience. Dans ce sens, le fait d’envisager l’itinérance d’une exposition pourrait relever d’un processus de patrimonialisation de cette même exposition. En effet, l’appellation d’exposition itinérante désigne:

Les expositions dont la circulation est, dès l’étape de conception, prédéfinie (…). Ce sont toutes les expositions, petites ou grandes, promises à une circulation non définie à l’avance. (Ruppli, 2000).

La conservation du « Bestiarium » a permis que l’exposition soit rejouée, même s’il n’est pas certain qu’elle ait été conçue comme telle au départ. Elle a été d’abord présentée pour la première fois à New-York en 1989, puis à Tourcoing au Studio national des arts contemporains en 2008, puis en 2011 à Munich dans la Haus der Kunst. Notons d’ailleurs que c’est parce que le « Bestiarium » est conservé avec tout son protocole qu’il peut être rejouée à tout moment, ce qui laisse ainsi imaginer qu’il pourra être rejoué.

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Photographie de l’exposition « Jardin – Théâtre Bestiarium », Le Monde.

Face à cette idée, le cas de l’exposition Toutankhamon est plus complexe. L’exposition est conservée par le biais de l’archivage de sa documentation et de son contenu. Partant de ce constat « Toutankhamon et son temps » pourrait être rejoué à condition d’y associer les objets qui y étaient présentés. Toutefois cela n’a pas été fait, ce qui réduit « Toutankhamon et son temps » à ce statut d’élément archivé. Néanmoins, du 23 mars au 22 septembre 2019 se déroule une seconde présentation du trésor de Toutankhamon la Grande Halle Villette. Celle-ci semble même réactiver le souvenir de l’exposition de 1967, et ainsi par extension la fait revivre à nouveau. Ce phénomène de réactivation du souvenir s’observe à travers les articles de presse qui ne cessent de faire des parallèles entre l’actuelle exposition et l’ancienne devenue iconique (voir en annexe la revue de presse des articles faisant le parallèle entre l’ancienne et la nouvelle exposition Toutankhamon).

Conclusion

En conclusion, nous comprenons que la patrimonialisation d’exposition peut passer par différents processus, mais que ces processus ont finalement tous la même finalité. En effet, la première finalité de la patrimonialisation est la conservation, celle-ci peut se faire par différents biais, par exemple comme l’acquisition, mais aussi par l’archivage de ses contenus. La deuxième finalité de la patrimonialisation est la question de la re-présentation. Une exposition patrimonialisée se doit d’être rejouée, mais elle ne peut l’être sans avoir été préalablement été conservée.

Notes:

(1) C.F : Article L. 213-1 du code du patrimoine.

Bibliographie

Articles

BONNOT, Thierry. (2010). « Nathalie Heinich, La Fabrique du patrimoine. « De la cathédrale à la petite cuillère ». Gradhiva, 12, p. 228-230.

G-P. « Fréquentation : les dix grandes expositions en France », en ligne, Europe 1, 3 mars 2017 : https://www.europe1.fr/culture/frequentation-les-dix-plus-grandes- expositions-en-france-2990411 (Consulté le 28 mars)

MAIRESSE, François. (2010). “Un demi-siècle d’expographie”. Culture & Musées, n°16, La (r)évolution des musées d’art (sous la direction de André Gob & Raymond Montpetit) p. 219-229.

RUPPLI, Catherine. (2000). « Qui sont les producteurs d’expositions itinérantes ». La Lettre de l’OCIM, p. 70.

SOCHIOT, Olivier. (2011). « L’itinérance : une seconde vie pour les expositions », La Lettre de l’OCIM, p. 133.

Ouvrages

BALSON, Erika. DECRON, Chris. GARCIA, Tristan. GRAHAM, Dan. NORMAND,Vincent. SCHÖTTLE, Rüdiger. TORTOSA, Guy. Prototype d’une exposition : variations sur « Jardin-Théâtre Bestiarium ». Centre National des Arts Plastiques, 2018.

GLICENSTEIN, Jérôme. L’art : une histoire d’expositions. Presses universitaires de France, Lignes d’art, 2009.

HEINICH, Nathalie. La Fabrique du patrimoine. De la cathédrale à la petite cuillère. Coll. “Ethnologie de la France”. La Maison des sciences de l’homme, 2009.

Webographie

Article du blog « Lunettes Rouges », rubrique « Amateur d’art », dans Le Monde (En ligne), publié le 27 août 2010, Disponible en ligne.

Extrait d’un documentaire sur le Bestiarium sur Dailymotion.

[Le site ](https://expo-toutankhamon.fr/Actualit%C3%A9s/en-1967-lexposition-toutankhamon-et- son-temps-au-petit-palais-avait-reuni-plus-de-12-million-de-visiteurs/ « Exposition Toutankhamon« )de l’exposition Toutankhamon.

Note 20/04/2021: Le site de l’exposition Toutankhamon n’est malheureusement plus disponible. Des captures d’écran ont toutefois été réalisées et sont sauvegardée sur le site archive.org. Des ressources complémentaires sont disponibles sur Le Journal des Arts.

Le site du Petit Palais pour communiquer [les archives](https://www.petitpalais.paris.fr/content/toutankhamon-et-son-temps-17-fevrier-4-septembre-1967 « Archives de l’exposition ») de « Toutankhamon et son temps ».

Annexes

Revue de presse web

Les articles de presse faisant le lien entre l’exposition « Toutankhamon et son temps », et l’exposition actuelle de la Villette.

Le Monde

Connaissance des arts

Le Parisien

Paris Match

Franceinfo

Culture box/Franceinfo

BFMTV

Le Point

Le journal des arts

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