Maréchal, Pauline
[Image : Bernoud, Alphonse, Dauphinelle remarquable (Pieds d’alouette), vers 1870, musée Nicéphore Niepce, Chalon-sur-Saône]
Les musées sont généralement les premiers lieux auxquels on pense pour admirer des œuvres d’art. Cependant, il existe d’autres établissements qui proposent également des pièces uniques et rares exposées, sur entrée libre : les maisons de ventes aux enchères. En effet, chaque maison, que ce soit Sotheby’s (à l’international), Piasa (à Paris), Grisebach (à Berlin), et bien d’autres encore, propose une preview avant la vente des objets regroupés pour l’occasion. Grâce à une enquête de deux années basée à Berlin et à Paris, ponctuée d’entretiens et d’observations participatives, une étude a été menée sur les expositions avant enchères dans les maisons de vente. Nous nous interrogeons en quoi ces expositions peuvent-elles être considérées comme des collections constituant un musée éphémère ? Autrement dit, le concept de musée éphémère peut-il s’appliquer à des expositions de maisons de vente à travers l’élaboration d’une collection ?
La cohérence des expositions avant enchères
Ces previews ont de grandes similitudes avec les expositions dans les musées : elles sont limitées dans le temps – possèdent un catalogue (appelé catalogue de vente mais avec un contenu scientifique à l’image de celui des catalogues d’expositions) – bénéficient d’une communication print mais aussi numérique – sont parfois accompagnées d’événements comme des conférences ou des visites, etc. La différence majeure entre les maisons de vente aux enchères et les musées est l’absence d’expositions permanentes chez les premières, puisqu’elles ne possèdent pas à proprement parler de collection. Cependant, ce point peut être discuté.
En effet, les enchères sont construites autour d’un rassemblement d’œuvres qui répond à une cohérence, et qui peut être considéré comme une collection éphémère. La collection se définit par la notion de goût et de sélection, elle pourrait être celle de l’expert, puisqu’il choisit les œuvres qui seront présentées ensemble pour une vente. Il peut également s’agir de la collection de la maison, puisque les objets sont choisis et rassemblés pour refléter l’image qu’elle veut entretenir d’elle-même. Dans le même esprit d’analyse, le regroupement d’œuvres ne serait-il pas la collection des clients ? Effectivement, lorsque des pièces sont choisies pour être mises aux enchères, elles doivent plaire aux acheteurs habitués de la maison, afin qu’elles soient acquises. Mais il y a aussi le cas des collections particulières mises en vente, il s’agit alors de la collection du collectionneur qui se sépare de ses biens. Il existe également, dans certaines maisons, des ventes et previews montées par un tastemaker. Il s’agit généralement d’une personnalité qui peut choisir, parmi plusieurs œuvres, celles qu’elle mettra en scène et qui seront vendues.
Pierre Bergé, d’une demeure l’autre, Sotheby’s, Paris – Photographie prise en octobre 2018.
Une typologie des expositions
Les expositions dans les musées et les maisons de vente répondent donc souvent à une cohérence. De ce fait, il est possible d’en établir une typologie commune. Il existe des expositions monographiques, comme Valentin de Boulogne, réinventer Caravage en 2017 et Delacroix (1798-1863) en 2018 qui se sont tenues au musée du Louvre à Paris. Du côté des maisons de vente, Lempertz organise une vente en Allemagne sur le photographe autrichien Heinrich Kühn en 2017. L’année suivante, Tajan propose à Paris Moses Levy, les couleurs de la Méditerranée.
A côté de ces expositions consacrées à un artiste, il y a les expositions thématiques ou d’histoire de l’art. Ces dernières traitent d’une période, d’une école ou d’un courant en particulier, comme par exemple l’exposition Le Cubisme 1907-1917, en 2018 et 2019 au Centre Georges Pompidou ; Ketterer Kunst propose en 2013 la vente Moderne Kunst, en 2014 Klassische Moderne et en 2016 Kunst des 19. Jahrhunderts. Les expositions thématiques répondent réellement à un thème donné, par exemple Dieu(x), Modes d’emploi sur les faits religieux organisée au Petit Palais en 2013. Celles liées aux ventes seraient de l’ordre de la spécialité. Autrement dit, le thème d’une vente et de son exposition relève du département, par exemple joaillerie, numismatique, design, livres, armes, tableaux anciens, mobilier ancien, etc. Cependant, quelques expositions peuvent se rapprocher de celles thématiques des musées. Par exemple, L’Art Russe à Paris Une passion partagée ou encore Au temps du japonisme Une collection d’estampes chez Artcurial en 2018.
Il y a également les expositions montées à partir d’une collection particulière, comme à la Berlinische Galerie Museum of Modern Art qui propose l’exposition Ich Kenne Kein Weekend The Archive and Collection of René Block en 2015 et 2016 à partir des pièces de ce galeriste allemand et Pierre Bergé, d’une demeure l’autre et la Collection Marianne et Pierre Nahon – L’art c’est la vie chez Sotheby’s.
« Yet unlike a gallery, the glass cases are open – although you may have to ask a steward to take out a piece for you to handle. » (Geismar, 2001, p.39)
Permission de toucher
L’intérêt de se rendre dans une preview est aussi le rapport à l’œuvre qui est différent de celui dans les expositions des musées. Dans les maisons de vente, l’objet peut être manipulé par le public alors qu’à l’inverse, dans un musée, il est inaccessible, hormis lors d’événements particuliers comme au British Museum avec l’événement quotidien Hands on où le public est invité à manipuler des objets authentiques de la collection avec des bénévoles formés. Même si peu de gens osent toucher les œuvres lors de preview du fait de la mise en scène très muséale (vitrines, accrochage sur cimaises, plots, éclairages), l’objet reste « à portée de main ».
Les personnes qui fréquentent les previews restent encore majoritairement des collectionneurs ou des habitués. Comme le souligne Maylis Gazave, spécialiste sculpture chez Piasa, il y a le souhait de rester « entre-soi », d’attirer du monde, certes, mais un public d’initiés, d’ »éloigner le badaud » (Gazave, Café Le Tournesol, 9 rue de la Gaîté, 75014, 28/01/2019). Le public varie peu, hormis lors d’événements organisés par les maisons comme des conférences, des tables rondes où des événements ponctuels où la communication atteint un public plus large que d’habitude. Par exemple, c’est le cas pour le Printemps Asiatique Paris, qui existe depuis 2018 et qui réunit en juin 2019 vingt-quatre galeries, treize maisons de vente et trois musées. Il s’agit de créer un calendrier commun entre ces trois protagonistes pour organiser des expositions et des ventes aux enchères. Parmi les maisons de vente présentes, nous pouvons retrouver Artcurial, Bonhams, Christie’s et Sotheby’s. Quant aux musées participants, il y a le Musée des Arts Asiatiques Guimet, le Musée Cernuschi et le Musée des Arts Asiatiques de Nice. Ce type d’événements permet de croiser les publics des musées avec ceux des galeries et les collectionneurs souvent habitués des maisons de vente. L’utilisation d’internet et notamment des réseaux sociaux participe aussi à diversifier les publics des maisons de vente, mais aussi des musées, à travers des publications variées qui séduisent les utilisateurs.
Se rendre à une preview permet de voir des œuvres sur une durée limitée, qu’on ne reverra peut être jamais si elles sont acquises par un particulier et non un musée. C’est une occasion unique de découvrir des objets rares dont la vente ne fait qu’enrichir leur histoire.
Bibliographie
MARECHAL, Pauline. (2019). Les expositions avant les enchères, des musées éphémères?, Disponible en ligne: https://drive.google.com/open?id=1agp3qRU_X7vrbtLuXe5fGLMdQkSDkM64
GEISMAR H., (2001). What’s in a price ? An Ethnography of Tribal Art at Auction, Londres: SAGE Publications, p. 39, Trad. : Pourtant, contrairement à une galerie/musée, les vitrines sont ouvertes – bien que vous deviez peut-être demander à un commissaire de sortir une pièce pour que vous puissiez la manipuler.
THE BRITISH MUSEUM, “Object handling sessions”, in. Visiting, (en ligne), consultation mai 2019.
Expositions et catalogues cités dans l’ordre d’apparition dans le texte
ALLARD S., FABRE C., (2018), Delacroix (1798-1863) Catalogue de l’exposition, Paris: Hazan Editions du Musée du Louvre.
KEITH C., LEMOINE A., (2017), Valentin de Boulogne, réinventer Caravage, Paris: Officina Libraria : Louvre éditions.
LEMPERTZ, (2017), Enchère 1098 : Heinrich Kühn – 60 Photographien, Cologne.
TAJAN, (2018), Moses Levy, les couleurs de la méditerranée (1814), Paris.
BRIEND C., COULONDRE A., LEAL B., (10/10/2018), Le Cubisme, Paris: Éditions du Centre Pompidou.
KETTERER KUNST, (2013), Enchère 403 : Moderne Kunst, Allemagne.
KETTERER KUNST, (2014), Enchères 415 : Klassische Moderne, Allemagne.
KETTERER KUNST, (2016), Enchères 435 : Kunst des 19. Jahrhunderts, Allemagne, 2016.
RAINEAU J., ZIADRE R., Dieu(x) : modes d’emploi, (2012), Paris: Paris Musées, Petit Palais, Musée des Beaux-Atys de la Ville de Paris.
ARTCURIAL, (2018), Enchères 3896 : L’Art Russe à Paris, Une passion partagée, Paris.
ARTCURIAL, (2018), Enchères 3834 : Au temps du japonisme Une collection d’estampes, Paris.
BERLINISCHE GALERIE, « Ich Kenne Kein Weekend The Archive and Collection of René Block », in Ausstellungen, (en ligne), consultation mai 2019.
SOTHEBY’S, (2018), Pierre Bergé D’une demeure l’autre, (en ligne), consultation janvier 2018.
SOTHEBY’S, Collection Marianne et Pierre Nahon L’art c’est la vie, (en ligne), consultation février 2019.