Guiragossian, Olivia
[Image : Daniel Quara, Montre, 1690, New-York, The MET ]
Cet article revient sur la table ronde qui a eu lieu le 5 mars 2019 lors de la Journée de recherche action organisée par Mêtis sur le thème « Les musées et l’argent, des frères irréconciliables? »
En présence de : Bernard Hasquenoph, journaliste et fondateur Louvre pour Tou.te.s
Pierre-Yves Lochon, Sinapses Conseils et CLIC France (Club Innovation & Culture)
Guillaume Ravaille, responsable mécénat et partenariats internationaux, Musée national des arts asiatiques – Guimet
Guillaume Roux, chef du service du mécénat, Musée d’Orsay et de l’Orangerie
Et animée par Audrey Doyen, Docteure en anthropologie et muséologie, Cerlis/Université Sorbonne Nouvelle, CRE/Université de Neuchâtel (CH).
Cette table-ronde a pour objectif d’apporter un éclairage sur les pratiques du mécénat en France, de discuter des évolutions que connait – et que va connaître dans les prochaines années – ce secteur essentiel et pourtant assez mal connu du monde muséal. Les intervenants ont également évoqué les procédures d’encadrement qui existent ou qui pourraient être mises en place. Les tendances qui se dégagent sont le fruit d’observations de divers professionnels du domaine. Cependant, deux éléments sont à prendre en compte : selon les institutions, les périmètres d’activité et de compétences des chargés de mécénat peuvent varier. De plus, les problématiques qui peuvent se poser en termes de mécénat ne sont pas nécessairement les mêmes selon le statut, la taille des musées, et leur ancrage territorial.
1/ La pratique du mécénat, une pratique en évolution ?
Les intervenants de la table ronde remarquent que la pratique du mécénat évolue de manière exponentielle depuis quelques années. S’ils soulignent la proximité plus ou moins grande de certaines institutions avec le mécénat, parfois à leur origine, (le musée Guimet, par exemple, ayant vu le jour par des fonds privés alors que le musée d’Orsay, établissement public, était proche de mécènes individuels, soutenant les collections et finançant les acquisitions), le mécénat n’était pas développé de manière systématique et dans une vision à long terme. Aujourd’hui cependant, on observe une intégration du mécénat dans une stratégie globale des établissements, alors qu’il y a quelques années – et selon les personnalités à la tête des institutions – le mécénat était réalisé de manière plus ponctuelle, centré essentiellement sur du mécénat d’expositions, le financement des acquisitions ou les dons d’œuvres.
La tendance actuelle s’oriente vers la recherche de mécénat pour des projets développés sur le « long terme », des projets structurants, pour pallier notamment l’absence de subventions de l’Etat pour ce qui touche à l’investissement dans les bâtiments par exemple (travaux, etc.) C’est une véritable évolution de fond qui, à terme, va toucher tout le secteur muséal.
On remarque également que le soutien aux institutions culturelles, a fortiori pour les grands musées nationaux, ne représente que peu d’intérêt. Aujourd’hui, le mécénat se transforme en profondeur, et l’on observe une véritable transformation structurelle: c’est l’émergence du mécénat social, du mécénat éducatif, dans une moindre mesure le mécénat numérique. Un des projets phares de cette tendance est le projet DEMOS à la Philharmonie de Paris, où Christophe Monin a réellement créé une nouvelle dynamique, avec un projet créé par et pour le mécénat alliant mécénat culturel et social.
Illustration de la campagne « Donnons pour DEMOS » de la Philharmonie de Paris.
En éloignant notre focale des musées nationaux parisiens, il est aussi intéressant de porter l’attention au développement du secteur en région. On observe que se développent de plus en plus d’actions de mécénat et parrainage et il existe un fort potentiel du côté des musées de région qui sont en réel manque de financement, induisant un rapport de force différent lors des négociations. Au Palais des Beaux-Arts de Lille par exemple, c’est la succursale régionale d’une banque nationale qui a financé chaque espace rénové. Le Palais des Beaux-Arts a également fait appel à des PME (Club de PME locales) dans leurs recherches de fonds.
2/ Structure et caractéristiques du mécénat en France
En s’interrogeant sur la structure du mécénat en France, les intervenants remarquent trois tendances :
- Les mécènes d’entreprises sont essentiellement des mécènes français;
- Les grands donateurs financiers sont essentiellement des donateurs étrangers;
- Dans les dons d’œuvres, on observe une mixité des origines des donateurs, même si le fort impact des grands donateurs étrangers doit être souligné.
Pierre-Yves Lochon souligne que, de manière générale, on observe des différences structurelles entre les musées français et les musées anglo-saxons et ce sur deux points. Sur le rôle non négligeable du financement participatif d’abord (pour 2018, 2,6 millions d’euros collectés pour les musées et le patrimoine, sur les plateformes de financement participatif). Si les sommes sont modestes, cela a pourtant un rôle non négligeable en termes de communication et témoigne de l’attachement très fort de la France à son patrimoine et à ses musées. La deuxième différence porte sur le caractère très classique du mécénat en France. Face aux musées anglo-saxons, il semble y avoir un immense retard et un certain manque d’imagination dans la manière de vendre le mécénat. La forte culture de la philanthropie aux Etats-Unis, par exemple, permet la recherche de nouvelles formes de mécénat (ascenseurs sponsorisés, escaliers sponsorisés, etc.). Le mécénat s’applique à tout, à des projets communautaires, à des projets sociaux et, de manière appuyée, aux innovations technologiques. Aux Etats-Unis, les mécènes peuvent aussi financer des postes clés: des directeurs de l’innovation, des directeurs des communautés. Au MoMA par exemple, Rockfeller qui a fait une donation de 200 millions de dollars pour faire les travaux d’extension des espaces, a obtenu le droit de nommer le « directeur Rockfeller du MoMA ». Cela va donc beaucoup plus loin en termes d’ingénierie et de mode d’affectation du mode d’affichage dans les pays anglo-saxons. A noter que le modèle américain présente un système fiscal très avantageux, où tout peut être défiscalisé (excepté les contreparties). A Orsay, la Société des Amis (destinée aux Américains) permet de lever des fonds qu’il est impossible de lever en France.
Cette structuration va avoir un impact sur l’avenir du mécénat en France, notamment sur la question du « naming » qui exsite déjà dans quelques cas: la ville de Paris a nommé certaines salles du nom des mécènes qui ont permis les travaux. Et la tendance va, semble-t-il, continuer.
Potentiellement, une autre évolution repose sur l’influence des sociétés des Amis américains. Les dons vont monter en puissance, et avec eux, la demande de reconnaissance. Le grand avantage de la France porte essentiellement sur dons d’œuvres: les collections étant inaliénables, les musées français peuvent donc capter les collections des grands donateurs qui ne risquent pas de voir leurs objets retourner sur le marché de l’art.
3/ Ethique et responsabilité du mécénat
Bernard Hasquenoph souligne que, d’un point de vue externe de public de musée, on remarque une visibilité toujours plus grande des mécènes sans savoir quelle est leur part d’intervention. Le rapport de la Cour des comptes publié le 28 novembre 2018 a mis en lumière ce manque de transparence. On a vu une intervention des mécènes jusque dans les contenus de l’exposition ; les contreparties sont obscures, et leur nature n’émerge qu’en temps de scandales. Ce manque de transparence flagrant, même sur le montant du mécénat, pose des questions pour la société. Plus généralement aussi, et peut-être seulement pour les grandes entreprises, le mécénat devient un outil dans une stratégie plus globale de communication : phénomène des bâches publicitaires, phénomène de publi-expositions (privatisation d’espace pour des expositions d’entreprises), tout se brouille entre le mécénat, la publicité, la mainmise de marques sur des lieux, etc.
Guillaume Roux souligne cependant que les musées et publics bénéficient d’outils pour connaître ces chiffres (comme les sites web des musées, les rapports d’activités, etc.). Parmi les outils d’encadrement, les institutions culturelles peuvent reprendre la charte du mécénat du ministère de la Culture (volontairement floue), et la réadapter selon les enjeux et l’expérience. Cette charte peut permettre de refuser certaines propositions. Les musées possèdent également et de manière individuelle, des grilles tarifaires très précises, ce qui laisse peu de marge de manœuvre à un mécène ou à un parrain. Ces grilles donnent du sens à certains mécénats, notamment quand il y a plusieurs mécènes sur un même sujet (notamment pour les expositions). Cela permet de valoriser le message, même pendant les négociations. Le service juridique qui suit est souvent très lourd, et un certain nombre de contrôles de la Cour des Comptes sont effectués avec des audits réguliers du musées. Néanmoins, envisager une structure de contrôle globale, réalisant un audit permanent sur le mécénat en France se heurterait à des obstacles logistiques, tant les modalités de mécénat (liée à des comptabilités diverses) peuvent varier pour chaque établissement.