Compte rendu de Rencontre

Décoloniser les clips musicaux – compte-rendu de la Rencontre muséo.

Lepers, Maureen / Guigay, Caroline / Sauvage, Célia

[Image: Paul Leruth, Ancien Palais du Trocadéro, Place du Trocadéro, entre 1878 et 1919,Musée Carnavalet, Collection en ligne, Paris Musées ]

Ce compte-rendu revient sur la présentation de la Rencontre muséo d’octobre 2018: en partant du clip Apeshit de Beyoncé et Jay-Z, nous avons parlé lors de cette soirée d’étude des enjeux post-coloniaux, autour de la rencontre des clips avec les musées, en nous centrant notamment sur les rapports Noirs/Blancs dans les contextes contemporains.

Cet article reprend des éléments de l’étude faite au prisme de l’approche cultural studies, c’est-à-dire une méthode de lecture des objets culturels qui envisage ces objets non comme des laboratoires formels ou esthétiques mais comme des laboratoires socio-culturels. Il s’agit de comprendre ce que les films, les séries, les romans, la musique, disent des rapports de pouvoir qui structurent les sociétés qui les voient émerger, notamment les rapports de genre, de race (au sens de construction socioculturelle et non biologique) et de classe. Les cultural studies pensent également la question des rapports de pouvoirs entre les différentes formes de cultures, de la forme supposée la plus légitime à la forme supposée la moins légitime.

Or, le musée étant une instance de légitimation blanche (1) de l’art, l’enjeu de sa ré-appropriation par les clips dans un contexte post-colonial est fort. Les musées choisis par les artistes que nous allons présenter – comme le Louvre, le Musée d’histoire naturelle de New York – sont des institutions historiquement blanches, dont le travail de conservation ou de mémorialisation d’un patrimoine (artistique ou culturel) recouvre des enjeux très forts de légitimation – c’est-à-dire de définition de ce qui serait ou non de l’art – et de mise en spectacle des cultures non-blanches. Investis par des artistes mainstream, bien implantés dans le paysage musical commercial international, et potentiellement non-blancs, ils deviennent donc des lieux intéressants pour penser le double rapport de la culture légitime (le musée, l’art) à la culture illégitime (la musique populaire, particulièrement quand elle est non-blanche) d’une part, et de la culture blanche aux cultures non-blanches d’autre part. Dès lors, comment les artistes non-blancs mettent-ils en scène l’institution blanche de légitimation que représente le musée dans leurs clips ?

1/ Le Musée dans les clips : trouver sa place dans une institution blanche

Beyonce JAY-Zs Apeshit Lyrics Billboard

The Carters « Apeshit » 2018

Entre appropriation d’œuvres canoniques, mise en valeur de l’art non-blanc et évocation de l’histoire coloniale.

Le couple se met en scène devant des icônes de l’art classique et institutionnel blanc occidental (La Vénus de Milo, « Le Serment des Horaces » de Jacques-Louis David, etc.). En s’appropriant des œuvres canoniques, les Carters légitiment leur propre pratique artistique. Le clip a aussi pour mission de mettre en lumière des œuvres représentant des Non-Blancs, par exemple en isolant un serviteur noir perdu dans la fresque maniériste, « Les Noces de Cana » de Paolo Veronese (1563), tableau situé en face de la Joconde. Jay-Z rap quant à lui devant « Le Radeau de La Méduse » (Théodore Géricault, 1819), un tableau qui a été lu comme une critique de l’esclavage, de la traite négrière et de la domination coloniale française.

La « prise de pouvoir » des Carters. Le couple se réapproprie les symboles de la puissance blanche.

Beyoncé réalise une chorégraphie avec ses danseuses devant l’immense tableau « Le Sacre de Napoléon » (Jacques-Louis David, 1807), symbole de l’empereur qui se couronne lui-même contrairement aux codes en vigueur. En s’appropriant le Louvre, les Carters prennent le contrôle de l’ancien palais des Rois de France, ils s’ »auto-sacrent ». Le symbole le plus reconnaissable est le dernier plan du clip, où le couple pose devant le portrait de la Joconde, comme pour montrer que désormais leur couple est tout aussi connu. Cette démonstration de puissance n’a pas été appréciée par l’ensemble du public, comme sur France Inter où une journaliste s’insurge de la « prise de pouvoir des Carters sur les symboles de la monarchie et du patrimoine culturel » dans une chronique intitulée « Beyoncé et Jay-Z, monarques de la culture » (2).

Une synthèse des enjeux post-coloniaux.

Ce clip pose bien l’enjeu de la prise de pouvoir au sein d’une institution culturelle blanche, celui de l’appropriation ou de la réappropriation culturelle comme acte de résistance au nom d’une communauté. Par les nombreux regards caméra, le clip nous prend à partie: les spectateurs deviennent à la fois les témoins de l’exploitation des cultures non-blanches par les artistes (via le défilement des tableaux) mais aussi les témoins de la prise de pouvoir du couple Carters.

Questions / Remarques : – Le parcours de visite « Jay-Z et Beyoncé au Louvre » organisé par l’institution prévoit-il une réflexion sur les enjeux du post-colonialisme ? Si le musée s’est réapproprié le succès du clip, il semblerait qu’il n’y ait pas eu de réel travail sur cette question. – Que penser du passage du clip qui se déroule dans une cage d’escalier ? Ce motif de la cage d’escalier (visible dans de nombreux clips comme récemment dans « A l’Ammoniaque » de PNL) met en parallèle le succès actuel des deux stars et leur luxe vis-à-vis d’une communauté qui serait dans le dénuement. Cela permet de montrer le caractère exceptionnel de leur réussite (« I can’t believe we made it »), exceptionnel à la fois parce que cette réussite est considérable (prise de pouvoir sur grand symbole du monde blanc), et parce qu’elle fait figure d’exception : ces images leur permettent aussi de montrer que si eux ont réussi, une grande partie de la communauté non-blanche n’a accès à ce luxe qu’au travers des stars qui les représentent.

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Will.i.am « Mona Lisa Smiles » 2013

Le clip de Will.I.Am sort cinq ans plus tôt que celui des Carters, il a également été tourné au Louvre et met en scène le portrait de la Joconde. Pourtant la réception par la presse du clip envisage ce dernier comme « une déclaration d’amour à l’Art » et non pas une « déclaration de prise de pouvoir sur l’art ».

La Joconde, une figure ambiguë.

Le clip se réapproprie la figure de la Joconde en y faisant figurer l’ex-chanteuse des Pussycat Dolls, Nicole Scherzinger, d’origine hawaïenne. La Joconde alimente beaucoup de débats, de multiples théories existent : est-ce une servante ou une prostituée (figure moins blanche que les portraits traditionnelles, vêtement, etc), est-ce l’autoportrait travesti de Leonardo de Vinci, est-ce l’amant/muse travesti de Leonardo de Vinci ? Figure mystérieuse et ambiguë, elle incarne une forme de métissage, d’hybridité, une figure qui ne serait pas totalement blanche (physiquement et symboliquement). Cette ambiguïté permet les glissements identitaires, facilite les flottements. La Black Joconde / Black Mona Lisa est d’ailleurs un thème récurrent de révision historique.

Rentrer dans les tableaux.

Le rapport aux œuvres est différent du clip précédent, il est plus interne : Will.i.am et Nicole sont à la place des œuvres, pas devant elles. La volonté de faire corps avec les tableaux est apparente, notamment avec le travail sur les couleurs de peaux (parfois modifiées) des protagonistes des tableaux. Hommes et femmes noirs remplacent des figures historiques et/ou religieuses. Cela exprime autant une récupération de l’art qu’une réappropriation de l’histoire humaine et culturelle (les saints et les apôtres n’étaient pas blancs historiquement, c’est la Renaissance qui les a blanchis). Ce geste de substitution qui permet de mettre en avant l’omniprésence des blancs dans les peintures exposées (3). Dire « smile for me Mona Lisa » revient alors à dire que le musée ne s’adresse plus qu’aux Blancs et c’est à ce prix que le public noir entre dans le musée à la fin du clip.

L’Orphée noir.

Par ailleurs Mona Lisa reprend le thème de Manha de carnaval, de Luiz Bonfa, célèbre musique brésilienne et début de la bossa nova. Cette chanson a été créée pour le film Orfeu Negro de Marcel Camus, en 1959, dans lequel ce sont des Brésiliens noirs des favelas qui incarnent entre autres Orphée et Eurydice dans une perspective de lutte postcoloniale. Le film est aujourd’hui vu comme exotisant mais il a été considéré comme important car il s’agit d’un des premiers films avec un casting entièrement noir. Sartre, en s’inspirant de Senghor, a également théorisé ce thème de l’Orphée noir, c’est-à-dire d’écrivains, de poètes – et désormais rappeurs – noirs qui résistent par l’affirmation d’une culture de la négritude à la domination coloniale.

Questions/ remarques : Dans quelle mesure le clip est-il ludique ?

  • Si le clip peut paraître ludique par l’animation des tableaux qu’il propose, il montre néanmoins un grand sérieux dans le choix des œuvres, et dans la réappropriation culturelle à l’œuvre. Il ne s’agit pas de « jouer » avec les tableaux, mais de leur accorder du respect tout en redonnant une place aux Non-Blancs dans l’histoire de l’art. – Critique relevant des problématiques coloristes : Nicole Scherzinger, bien que d’origine hawaïenne, a la peau relativement claire et s’inscrit ainsi dans le prolongement de logiques coloristes – les canons blancs de la beauté non-blanche – selon lesquelles les femmes à la peau claire sont plus belles que celles dont la peau est plus foncée.

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Suede « Hit me » 2013

Musée et iconoclasme: le white gaze dans les institutions.

Le clip est un symbole du privilège des Blancs qui s’amusent dans un musée, courent partout et ne respectent pas l’institution (tag sur les tableaux). Les statues deviennent des projectiles, tout est « jeu » enfantin. Pour le white gaze, la rébellion blanche contre l’art bourgeois est acceptable et même preuve du refus d’une acceptation unilatérale, preuve de leur esprit critique. Le privilège est aussi à regarder au niveau de la réception du clip : on ne demande pas aux artistes blancs de justifier leur investissement de cet espace.

Noirs et blancs dans les musées : des enjeux différents.

Du fait des stéréotypes dont ils sont les victimes (ils n’ont pas leur place dans un musée, n’ont pas envie d’y aller, n’ont pas le bagage culturel et intellectuel pour décoder l’art, etc.), les artistes nons-blancs n’ont pas le privilège de ce ludisme. Ils ont l’impératif de prouver leur sérieux dans cette institution, de trouver leur place, démontrer leur connaissance et leur compréhension d’un monde qui a priori les exclut. L’appropriation de l’espace n’a pas les mêmes enjeux pour les deux groupes. Chez les Blancs, on observe un côté individuel, une révolution bourgeoise ; chez les Noirs, une appropriation culturelle au nom de la communauté et de la résistance.

2/ Réappropriation art/culture hors du musée : la question du métissage

Introduction à la question du métissage.

La notion de métissage est une notion importante pour les post-colonial studies. Elle renvoie généralement à une vision utopique des rapports interraciaux, basés sur le partage culturel, mais prend en réalité racine dans des contextes coloniaux ultra-violents, où elle désigne autant l’hybridation des identités – les emprunts entre les différentes cultures créent une identité tierce, mélangée – que l’exploitation sexuelles des non-Blancs par les Blancs.

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Rihanna « Rude Boy » 2009

Hybridité culturelle et absence de hiérarchisation.

On remarque ici une inversion des polarités, puisque c’est ici une femme noire qui se réapproprie l’art blanc, alors que ce sont souvent des artistes blancs qui jouent avec les oeuvres noires dans une logique coloniale. Le clip est réalisé par une femme, Melina Matsoukas, d’origines grecque, juive, jamaïcaine et cubaine, connue pour la réalisation de clips de Rihanna et Beyoncé notamment. Les influences revendiquées par la réalisatrice sont celles de la culture rasta et la culture des jeux vidéos Attari des années 80. Dans les autres influences visibles on remarque la culture dance hall caraïbéenne, les couleurs de la Jamaïque (noir, vert, jaune, rouge), la culture rastafari. L’hybridité culturelle s’exprime par des références culturelles multiples mais aussi visuellement par un patchwork formel très composite. Dans ce patchwork, il n’y a pas de hiérarchisation avec la culture blanche qui est mélangée, métissée à la culture non blanche (à la différence du clip des Carters où une hiérarchisation apparaît).

Réappropriation d’un art blanc issu de la contre-culture.

L’art blanc présenté est celui du pop-art, un art blanc mais largement LGBT (collages des lèvres à la Andy Warhol, graph à la Keith Haring). Rihanna se réappoprie une culture blanche mais non dominante. Elle se sert de l’oeuvre de Keith Haring mais aussi de ses deux collaborations avec Grace Jones (peinture sur son corps nu par Keith Haring pour son clip « I’m Not Perfect » et pour sa performance live au Paradise Garage de NYC en 1986), actrice mannequin jamaïcaine. Jones, tout comme Basquiat sont issus d’une culture des îles comme Rihanna.

La réception et la lecture blanche du clip sont significatives du white gaze. Loin d’avoir perçu la culture caribéenne, on a perçu dans le clip des symboles Illuminatis (notamment le lion, les occurrences aux chiffres 3 et 7). Les nombreux débats occasionnés par le clip sur internet vont jusqu’à accuser Rihanna de vouloir comploter pour voler le pouvoir aux Blancs.

Questions / remarques : – Peut-on parler vraiment de rapport Noir/Blanc alors que le propre de la culture créole est celui du métissage ?

  • Le pop art fait malgré tout référence à l’art blanc, même si les figures choisies sont des figures LGBT, même si les oeuvres évoquées sont des collaborations avec des non-blancs. Néanmoins, il ne faut effectivement pas oublier cette question du métissage en lien avec la violence du passé colonial : la force esthétique du mélange d’influences crée une vision utopique du métissage, qui invibilise le scandale historique qui l’a rendu possible.

Introduction aux notions d’orientalisme et de réappropriation culturelle.

L’orientalisme est initialement pensé par les colonisateurs comme un système de connaissances des colonies orientales (accumulation d’objets, de représentations, de symboles de l’Orient). Il participe à créer un imaginaire pour le white gaze des colons. Mais il exprime aussi leur domination dans la construction de cet imaginaire. Les colonisés sont dépossédés de la construction de leur patrimoine, de leur héritage, ils ne participent pas à la diffusion de leur culture. Le débat sur la réappropriation culturelle est aujourd’hui très prégnant dans l’espace médiatique. La culture blanche s’inspire, se nourrit, emprunte à (une vision fantasmée de) la culture non blanche des ex-colonies. Même si elle peut gagner en visibilité, la culture colonisée est ainsi toujours soumise à l’impérialisme de la culture dominante.

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Katy Perry « Dark Horses » 2013

Le privilège des femmes blanches.

Ce clip montre la réappropriation de la figure de Cléopâtre comme une femme forte de pouvoir par Katy Perry, femme blanche puissante dans l’industrie musicale américaine. Cléopâtre est une figure ambiguë : la reine d’Egypte accède au pouvoir en trahissant son peuple par une alliance avec les généraux romains blancs. L’impensé des rapports raciaux se fait au profit de revendications genrées. On assiste à une hiérarchisation des combats (on montre la puissance des femmes tout en faisant de la réappropriation culturelle), ce qui témoigne du privilège des femmes blanches.

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Matt Pokora, “Alexandrie, Alexandra” 2016

Vianney, « Si moi aimer toi » 2016

Vianney et Matt Pokora sont deux artistes blancs fascinés par la musique noire. Les clips de « Si moi aimer toi » et « Alexandrie Alexandra » sont très problématiques car ils reprennent à leur compte un héritage colonial explicite. Cette portée problématique des clips est désamorcée au nom d’un présupposé esthétique (le « si moi aimer toi” sonne peut-être bien, mais c’est à la fois une parodie du créole en même temps qu’une reprise du “petit nègre”) ou de divertissement (les danseurs noirs sont au service de la star du clip et de son public blanc). Loin du rapport d’hybridation proposé par Rihanna, on se trouve plutôt ici dans un rapport d’exploitation : on prend des éléments de la culture non-blanche dans un but esthétisant/divertissant, tout en passant sous silence les rapports de domination et l’histoire socio-politique et socio-culturelle douloureuse et violente sur les bases de laquelle ces cultures ont pu se façonner. L’impensé de la colonisation et de ses héritages est complet.

3/ Transformation du corps en œuvre d’art : vers l’objectification

Introduction à la notion d’objectification.

Objectifier un corps, c’est le réduire à l’état d’objet, nier l’esprit, la personnalité, l’individu pour ne plus considérer que l’enveloppe. La notion renvoie à la fois aux études féministes (les corps de femme sont beaucoup plus souvent objectivés que ceux des hommes, qui sont plus souvent des corps agissant, où dont l’objectification sert la capacité d’action. Mais la notion renvoie aussi au passé colonial et esclavagiste : la transformation des corps noirs en marchandise par la traite négrière et le Passage du Milieu. Derrière cette idée d’objectification, il y a donc l’idée de corps interchangeables, négligeables, ainsi que de corps spectacle – le corps fascine, le corps devient un objet de désir. Récupérées par les artistes non-blancs, ces logiques d’objectivation peuvent devenir des outils de réflexivité, le support d’un discours qu’on renvoie aux spectateurs.

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Boogie « Nigga Needs » 2016

Interroger la mise en spectacle de la souffrance des corps noirs.

Dans Nigga needs (réalisé par Gina Gimmel) Boogie est une miniature de musée, sur piédestal, objectivé par le regard curieux et distrait des visiteurs blancs (bourgeois, âgés).. On peut voir dans ce clip une mise en spectacle de la violence infligée aux corps (notamment masculins) noirs dans le contexte étatsunien récent. La mise en spectacle de cette violence est néanmoins ancienne ; elle remonte à l’esclavage et s’est cristallisée à un moment des années 1920 sur les scènes de lynchage dont on faisait par exemple des compte-rendus dans la presse et surtout des cartes postales. Cette violence rejaillit aujourd’hui de façon assez spectaculaire dans le spectacle de la pauvreté (les images de Katrina en 2005) et plus récemment, les images de violences policières, et des émeutes récentes à Baltimore ou Baton Rouge. Ce que dénonce le clip avec ce recours à la scénographie muséale, c’est la consommation de la violence infligée au corps noirs par le regard blanc (au sens du regard institutionnel) qui n’agit pas pour que les choses changent. L’objectification est au service d’un discours politique sur les rapports Noirs/Blancs : le sensationnalisme de la violence dont ces corps sont victimes finit par invisibiliser les problèmes structurels de discrimination : on consomme la violence, mais la violence empêche de penser les problèmes.

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Booba « Trône » 2017

Les enjeux post-coloniaux dans “Trône”.

Ce clip de Booba interroge l’héritage colonial, dans un contexte français contemporain très marqué par les tensions raciales. Cet intérêt traverse tout le travail de Booba, de “Caramel” (« Ma rage est coloniale ») à “Comme une étoile” (« J’ai couru comme un esclave pour marcher comme un roi ») en passant par “OKLM” (“T’as aimé sucer, j’ai Aimé Césaire »). Dans “Trône”, on peut penser la question en trois temps : 1/ le rapport à la mer qui renvoie explicitement à la traite négrière (et au processus d’amnésie dans l’espace urbain) ; 2/ le texte, qui croise le passé esclavagiste (« On ne me remettra pas les chaînes ») et la crise migratoire (« Je suis ce nègre au fond du wagon ») ; 3/ le corps et la question du métissage (sa mère est blanche, son père est sénégalais), pensée dans les éclairages (fonds gris, contrejour, effet de contraste) et la mise en parallèle avec des visages plus noirs que le sien (l’enfant, les hommes noirs) mais aussi plus blancs (les marbres antiques). La question du métissage n’est de même pas nouvelle chez lui (par exemple dans « Le Crime paie »: « Voici le métisse café crème, le MC capuccino » ; dans « Foetus » : « Je me sens proche des negros plus noirs que moi ») mais ce qui est intéressant, c’est qu’elle s’accompagne ici d’un rapport au corps singulier.

Le corps comme réceptacle des questions raciales.

Bien que son corps soit un enjeu de spectacle évident, Booba apparaît souvent dans ses clips vêtu de plusieurs couches de vêtements qui agissent autant comme une démonstration de puissance économique (ce sont des vêtements de luxe) que comme une armure, une protection : le corps est invincible car inaccessible. La mise en spectacle du corps torse nu dans le clip de “Trône” interroge donc, d’autant qu’elle ne renvoie pas, comme dans “Une vie”, “Caramel” ou plus récemment “Friday”, au potentiel érotique du corps athlétique et body-buildé ; au contraire, le corps proposé est un corps plus neutre, au visage fatigué. Cette mise en spectacle, singulière chez Booba, du corps répond à un double enjeu : elle renvoie d’abord, sur un mode réflexif, aux stratégies d’objectivation des hommes noirs dans le contexte post-colonial (les hommes noirs puissants, sexualisés, ultra-virils, objets de fantasme) mais interroge ensuite, via la réflexion sur le métissage, les angoisses de fin de race du Blanc (toutes les femmes sexualisées du clip sont d’ailleurs des femmes blanches). En travaillant à tisser des liens entre son corps et ceux de l’art institutionnel blanc (les marbres antiques), et en mettant en question autant la mémoire que l’objectivation coloniale, Booba passse du statut de stéréotype à celui d’anti-stéréotype “producteur de réflexivité” (E. Macé) : il récupère les logiques blanches de mise en spectacle des corps noirs pour produire un discours sur les rapports de pouvoir.

Conclusion générale.

Si le musée est pour les Blancs un terrain de jeu iconoclaste, il est pour les non-Blancs un lieu de confrontation et de résistance. Il s’agit alors de se le réapproprier en remettant en son coeur les enjeux post-coloniaux (domination coloniale, omniprésence des non-Blancs, réappropriation culturelle), et en prenant le pouvoir, comme Jay-Z et Beyoncé au Louvre. Ainsi, même une démarche perçue a priori comme ludique, telle que celle de Will.I.am qui remplace les visages des figures des tableaux par le sien, renvoie à des enjeux très sérieux de ré-inscription des figures noires dans l’histoire. Dans les clips non-blancs qui mettent en scène l’art blanc, il y a une grande rigueur dans l’emploi des références, une pensée de l’utilisation de ces dernières : dans le clip de “Rude Boy”, Rihanna choisit une art blanc déjà hybride pour créer un métissage avec la culture créole. A l’inverse, les artistes blancs (comme Matt Pokora ou Vianney) ne se gênent pas pour se livrer à une réappropriation culturelle ludique ou esthétisante, qui met en scène des éléments – souvent clichés – des cultures non-blanches (la culture non blanche est là “pour faire beau”, “faire cool”, “exotique”) sans les interroger. On retrouve cette dichotomie quand le corps des artistes sert de véhicule aux enjeux post-coloniaux : le corps métisse de Booba est mis à profit dans “Trône” pour penser la question de l’objectivation blanche du corps noir et mettre en question les discours coloniaux.

Notes

(1) Le « blanc » ne renvoie pas nécessairement à une couleur de peau. Plus largement, le mot désigne une catégorie socio-culturelle, une position surplombante dans la société, tout un réseau de privilèges le plus souvent invisibles car impensés comme tels et dont ne bénéficient pas les personnes non-blanches (dont on dit aussi parfois qu’elles sont « racisées » – c’est-à-dire perçues comme non-blanches, et victimes de discriminations en conséquence).

(2) https://www.franceinter.fr/emissions/l-edito-m/l-edito-m-18-juin-2018.

(3) Cf. R. Dyer, White : « Research – into books, museums, the press, advertising, films, television, software – repeatedly shows that in Western representation whites are overwhelmingly and disproportionately predominant, have the central and elaborated roles, and above all are placed as the norm, the ordinary, the standard. Whites are everywhere in representation ».

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