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Matrimoine et digital : de l’utilité des néologismes culturels.

Doyen, Audrey

[Image: Anonyme, Pascaline, hiver 1945-1946, Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris, Collection en ligne, Paris Musées]

« C’est parti d’un automatisme féministe : pourquoi me demande-t-on de réfléchir sur le « patrimoine », « notre » patrimoine muséographique, moi qui ne suis pas « pa », mais « ma » ? Qu’ils ne viennent plus nous enquiquiner avec leurs soucis hypocrites, ces paternalistes patriarches patrimoniaux, c’est un problème de mec, je n’y suis pour rien. C’est eux qui les ont ramassés, leurs stocks de boucliers, tambours, masques et pagnes, flûtes, canoës, lances et paniers, et bien à la manière « pa » (dans l’exemplaire déséquilibre des rapports de force – militaires, économiques, culturels – que je mets entre parenthèses pour l’instant). Et ils ont l’outrecuidance de nous avouer maintenant qu’ils ne savent plus qu’en faire ! « Faut-il brûler les musées d’ethnographie ? » demande Jean Jamin. Pourquoi pas, à condition de placer tout en haut du bûcher funéraire quelques veufs coloniaux. Un peu court mon raisonnement – je vous l’accorde » (Hertz 2002, 153).

Ainsi s’ouvre la réflexion d’Ellen Hertz dans le Musée Cannibale publié par le Musée d’ethnographie de Neuchâtel. Une réflexion qui revient en mémoire face à l’organisation les 15 et 16 septembre derniers en Ile-des-France des Journées du Matrimoine, en parallèle des Journées européennes du Patrimoine. Le terme de matrimoine fait débat depuis sa récente réapparition au Conseil de la Ville de Paris où, fin 2017, les Verts avaient proposé de l’ajouter au terme de patrimoine pour créer les « Journées du patrimoine et du matrimoine ».

Une proposition diversement accueillie dans le monde politique, mais aussi dans l’opinion publique, comme cela s’est vu sur Twitter par exemple où la proposition a été entre autres qualifiée d’inutile, voire de chronophage face aux « réels » problèmes politiques, sociaux et économiques. Cette proposition a été largement raillée :

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S’il est intéressant que chacun exprime son opinion comme il l’entend sur la pertinence d’ajouter un nouveau terme à patrimoine, une remarque en particulier dans l’argumentation a retenu mon attention : celle de considérer la qualité de « néologisme » de ce mot comme preuve de son inutilité.

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Il m’est alors venu l’envie de rappeler plusieurs choses à ce sujet, afin de – je l’espère – pouvoir enrichir le débat :

  1. Le sens du qualificatif de néologisme décerné au terme matrimoine est diversement entendu et créé par conséquent des quiproquos.
  2. Tous les mots considérés comme des néologismes ne naissent apparemment pas égaux.
  3. Quelle est l’utilité d’un (soi-disant) néologisme ?

Matrimoine est & n’est pas un néologisme

Le terme de néologisme(1) désigne un mot créé de toute pièce OU un mot existant utilisé avec un sens nouveau : il ne s’agit donc pas uniquement d’une invention complète, mais surtout de la création d’un nouveau sens… et donc d’un nouveau sème, le lexème préexistant ou non.

Si l’on considère donc qu’un néologisme est « un nouveau mot », sans existence précédente, matrimoine n’est pas un néologisme puisque son existence est attestée depuis de nombreuses années (voire de nombreux siècles), que ce soit :

  • dans la jurisprudence et les dictionnaires : on trouve en effet, les « biens matériels de la femme » sous le terme de matremuine en 1155(2). Évoluant au fil des siècles, le sens du mot se focalise petit à petit sur le mariage, annihilant l’aspect matériel général : le Dictionnaire de la langue française du seizième siècle (1961: V: 179) définit le matrimoine comme « les biens de la mère ». La femme est devenu épouse et la matérialité s’estompe comme le montre la définition actuelle de matrimoine proposée par le CNRTL : « le matrimoine : tout ce qui dans le mariage relève normalement de la femme ».
  • dans la littérature : Hervé Bazin en faisant même le titre de son roman en 1966.
  • ou dans les textes académiques, comme celui de l’ethnologue Ellen Hertz présenté en introduction de cette note.

Il est donc évident que matrimoine n’est pas un néologisme au sens d’un mot créé aujourd’hui : son existence est attestée depuis longtemps. Cependant, l’on peut aussi considérer qu’un néologisme désigne un mot pourvu d’un nouveau sens ; le terme de matrimoine devient alors compliqué à appréhender. Clairement composé par analogie au terme patrimoine dès son apparition, pour désigner les bien de la femme en parallèle de patrimoine désignant les biens de l’homme, notamment lors du mariage, matrimoine subit un destin différent de son collègue pa- : il disparaît petit à petit du vocabulaire courant pour ne rester visible que dans ses dérivés (tels que matrimonial), alors que le terme patrimoine s’élargit : il en vient à désigner le « bien qui vient du père et de la mère » et recouvre aujourd’hui des significations très larges ayant rapport à la transmission et à la propriété(3).

La définition proposée aujourd’hui pour matrimoine, et telle que le voyaient les personnes ayant proposé son ajout aux côtés de patrimoine, ne couvre pas tout à fait le même sens que celui attesté au fil des siècles et renvoyant aux « biens de la femme lors du mariage, ou aux bien de l’épouse ». Selon le collectif HF Ile-de-France à l’initiative des Journées du Matrimoine, ce dernier désigne :

« la mémoire des créatrices du passé et la transmission de leurs œuvres […] Notre héritage culturel est constitué de notre patrimoine (ce qui nous vient des pères) et de notre matrimoine (ce qui vient de la mère) ».

Le matrimoine est ici envisagé non comme les biens de la femme ou de l’épouse, mais comme les bien transmis par les femmes ; une signification quasi inexistante dans le terme du quinzième siècle, puisqu’une fois mariée, la femme ne possédait généralement plus grand-chose à transmettre et que l’entier des biens devenait du patrimoine. Cette différence peut paraître infime, c’est pourquoi il est difficile de trancher sur la qualité de néologisme du terme : entre une définition du terme-même de néologisme – qui peut varier selon les écoles linguistiques, entre une étymologie et un historique des termes matrimoine et patrimoine qui nécessiteraient une recherche beaucoup plus étendue que le sommaire raccourci brossé ici, nous sentons tous bien que le point important du débat n’est pas de savoir si oui ou non ce terme est un néologisme ni de trancher de l’utilité du terme sur sa seule qualité – ou non – de néologisme.

Tous les supposés néologismes ne naissent pas égaux

Le procès fait à l’encontre de matrimoine, avec l’argument principal de son inutilité vu son caractère de néologisme, ne se retrouve pas – ou du moins pas dans cette mesure – dans d’autres utilisations de termes considérés comme des néologismes ou du moins relevant d’une novlangue de la culture. Si matrimoine est crucifié sur la place publique, un autre néologisme a fait son nid depuis longtemps et s’ancre paisiblement dans les discours culturels : digital. Ce dernier correspond en effet à la deuxième définition de néologisme que nous avons vue ci-dessus et ce sans ambiguïté, puisque la langue française possède bien un digital, mais que celui-ci ne renvoyait pas jusqu’à récemment au même sens que son homonyme anglais ; en effet, employer le terme digital pour désigner des aspects du numérique dérive directement de l’anglais qui emploie digital sous deux acceptions :

« 1. using a system that can be used by a computer and other electronic equipment, in which information is sent and received in electronic form as a series of the numbers 1 and 0.

  1. relating to computer technology, especially the internet ». (Cambridge Dictionary of English).

Ainsi, le terme français tel qu’employé aujourd’hui renvoie à son sens premier « qui a un rapport au doigt », ou au sens premier anglais d’un information envoyée sous une forme électronique, contraire de l’analogique, ou finalement récemment à tout ce qui a trait au numérique. Cet usage, qui relève d’un raccourci dû notamment à l’emploi fréquent de la langue anglaise dans les secteurs touchés par le développement numérique, ne va pas sans créer des quiproquos : ainsi, parfois seul le contexte pourra dire si quelqu’un mentionnant la « communication digitale » fait référence au fait de parler avec ses mains, avec des impulsions ou de façon numérique.

Si certaines personnes reviennent de façon parfois véhémente sur l’emploi du terme digital qui, il faut bien l’avouer, a largement inondé le secteur culturel ces dernières années (qui n’a pas un jour entendu que les musées étaient entrés dans l’ère du digital ?), il est intéressant de voir que le débat de son inutilité n’a jamais réellement fait surface alors que, contrairement au terme de matrimoine, sa plus-value linguistique est quasi inexistante : qu’apporte concrètement l’emploi de digital en plus de numérique ? Si des arguments ont vu petit à petit le jour pour défendre digital comme un terme faisant référence à quelque chose de plus précis que numérique, la différence est en général infime, voire inexistante. Si le débat sur l’emploi de digital ne prend pas, c’est que son apparition ne relève que d’usages linguistiques et n’est que peu politisé au contraire du terme matrimoine.

De l’utilité d’un néologisme ? L’exemple du féminisme

France Culture a consacré récemment une chronique bienvenue à la novlangue culturelle(4), pointant ainsi le développement d’un vocabulaire parfois incompréhensible, mais très relayé au sein des institutions et des gouvernements. Si cette tendance peut être considérée comme une novlangue au sens où cette dernière visait, selon Orwell, à « l’anéantissement de la pensée », les secteurs culturels ont plutôt tendance à multiplier les termes et le vocabulaire – noyant le poissons – plutôt qu’à l’appauvrir comme c’était le cas dans 1984 :

« Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons la langue jusqu’à l’os. (…) Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée, car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer (…). La révolution sera complète quand le langage sera parfait ».

Dans tous les cas, le langage est une forme de reflet de la pensée(5) et les mots ont un pouvoir ; c’est bien ce qui nous intéresse à considérer digital et matrimoine. Digital ne soulève pas l’ire des foules, ni dans l’opinion publique ni chez les spécialistes, même s’il existe toujours quelques personnes pour rappeler – non sans humour – sous un titre, une mention, une utilisation de digital que cela renvoie aux doigts et non au numérique.

L’utilisation de matrimoine s’inscrit dans des enjeux politiques et sociaux bien plus larges que les seules Journées du patrimoines européen : au-delà de la (re)définition du terme, les tenants d’une position en faveur de l’utilisation du matrimoine soulignent l’objectif pluriel qui visent à la fois à mettre en valeur le travail des artistes femmes du passé et des œuvres et savoirs qu’elles nous ont transmis, mais aussi la place actuelle des femmes dans la culture. Une place encore problématique aujourd’hui, puisque comme le rappelle Marie Guerini, membre du conseil d’administration de HF Ile-de-France, les chiffres sont mauvais(6) :

« Les gens pensent que les milieux artistiques sont d’avant-garde, mais sur le sexisme, pas du tout. On est complètement dans ce schéma d’inégalités et de discriminations. Clairement, mener à la baguette n’est pas le rôle des femmes. Elles sont moins bien placées, moins payées, moins récompensées que les hommes, que ce soit dans les écoles d’architecture ou dans les conservatoires »(7).

Pour aller plus loin sur le sujet

L’association HF Ile-de-France.

Revue de presse dans Arts in the City, dans Neon Magazine ou dans Marianne

L’Observatoire de l’égalité entre femmes et hommes dans la culture et la communication sur le site du Ministère de la Culture.

Notes

(1) Je remercie Elodie Paupe et Laure Rotzetter pour leurs précieuses indications linguistiques.

(2) Franzözisches etymologisches Wörterbuch, cité par Hertz (2002: p. 155).

(3) Pour le CNRTL c’est l' »Ensemble des biens hérités des ascendants ou réunis et conservés pour être transmis aux descendants » (http://www.cnrtl.fr/definition/patrimoine), pour Le Larousse « Ce qui est considéré comme un bien propre, une richesse; ce qui est considéré comme l’héritage commun d’un groupe », etc.

(5) https://www.franceculture.fr/emissions/le-billet-culturel/le-billet-culturel-du-mercredi-27-juin-2018.

(6) Comme le disait Boileau « Il est certains esprits dont les sombres pensées Sont d’un nuage épais toujours embarrassées ; Le jour de la raison ne le saurait percer. Avant donc que d’écrire apprenez à penser. Selon que notre idée est plus ou moins obscure, L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure. Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément. » (Art poétique)

(7) Les femmes sont 10% à diriger des scènes de musiques actuelles, 20% à être à la tête de centres dramatiques nationaux et régionaux, 4% à être cheffes d’orchestre. Sources : Observatoire de l’égalité entre femmes et hommes dans la culture et la communication, Ministère de la Culture et de la Communication ; Brochure Où sont les femmes ? Toujours pas là ! ; Etude CNC 2016 – la place des femmes dans le cinema.

(8)Interview donné à Néon magazine, disponible dans son intégralité ici: https://www.neonmag.fr/interview-matrimoine-512661.html.

Bibliographie:

Bazin, Hervé. 1967. Le Matrimoine. Paris : le Seuil.

Dictionnaire de la langue française du seizième siècle. 1961 (1925). Paris : Didier.

Hertz, Ellen. 2002. « Matrimoine », in : Gonseth, Marc-Olivier, Hainard, Jacques et Kaehr, Roland (éds), Le Musée cannibale. Neuchâtel : Musée d’ethnographie.

Note de l’auteure

N’étant pas linguiste de formation ni de pratique, je remercie mes collègues linguistes qui m’ont aidée à comprendre la signification du terme néologisme de façon approfondie et à en faire la critique. Cependant, cette note n’est pas un article linguistique et ne vise pas à savoir si les termes cités en titre sont ou non des néologismes. Contrairement à un article, cette note engagée vise à fournir mon avis sur un sujet actuellement en débat et à tenter d’apporter des éléments supplémentaires de réponse ou de question. Cet avis n’engage que moi.*

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