Fabry, Olivier / Uzlyte, Lina
[Image: Serge Lifar, Studio Harcourt, 1941, Charenton-le-Pont, Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine ]
Si on considère le numérique comme la multiplication des possibilités d’exposer, d’aller plus vite et plus loin, et le « slow » comme une manière de s’arrêter, d’apprécier le moment, les deux logiques seraient contradictoires. Quand on est dans un musée – lieu de recherche et d’apprentissage pour une réflexion critique et contemplative – ces deux logiques peuvent-elles fusionner dans le « slow numérique » ? Cela forme-t-il une approche alternative pour un monde numérisé plus sûr, se traduisant dans les musées par des processus ou des outils concrets? Cet article reprend les principaux points de la Rencontre muséo du 30 janvier 2018 sur le « slow » numérique et les interventions de Marine Gilis, Daniel Schmitt et Muriel Meyer-Chemenska.
Marine GILIS, diplômée d’un master en sociologie, spécialité Genre, politique, sexualités à l’EHESS
Questionnement de départ :
En quoi les musées virtuels ainsi que tous les outils numériques utilisés pour mettre en valeur cette histoire et ce patrimoine/matrimoine, sont des manières de revisiter la façon de transmettre et de regarder l’exposition ? Les outils numériques peuvent-ils être un outil d’émancipation ? Faut-il mettre les femmes au musée ? Le numérique, espace de visibilité pour les femmes ? S’exposer sur le net, représente-il une pratique dangereuse ?
Pourquoi des musées sur les femmes et sur le genre?
Selon l’IAWM (the International Association of Women’s Museums : http://iawm.international ) :
« Les musées sur les femmes sont importants pour l’éducation, la confiance en soi et la prise de pouvoir. Ils permettent de prendre conscience de ses possibilités afin d’agir en toute indépendance et de surmonter les discriminations. »
La raison d’être mise en avant par cette association, et qu’on retrouve dans la plupart des argumentaires des Musées sur les femmes, repose sur cette volonté de rendre visible pour éduquer contre les discriminations ainsi que permettre aux femmes de prendre confiance en elles et en leur histoire.
La réalité des musées physiques en Europe:
En Europe 14 musées « sur les femmes », 4 musées virtuels, 4 musées avec une orientation sur le genre et 18 initiatives. Source : IAWN. 13 des 14 musées répertoriés sont exclusivement dédiés aux femmes et/ou au genre.
Les musées virtuels, s’agit-il d’une alternative ?
Il existe plusieurs façons de concevoir le rôle de la transmission. Les musées virtuels sont encore souvent trop peu développés, riches, pour représenter une alternative à un musée physique, d’autant qu’ils ne présentent aucune collection originale, à l’exception de quelques fonds privés. La raison d’être de ces musées et projets semble plutôt être politique, de visibilité et d’aide à la recherche, de centralisation d’information.
Le numérique, est-ce un espace de visibilité pour les femmes ?
Le manque de visibilité des femmes et des luttes féministes dans l’histoire, dans l’art, etc. est un constat partagé par un certain nombre de collectifs et associations françaises. Il existe un certain nombre d’initiatives, collectives et individuelles, qui interrogent la place des femmes et leur visibilité.
Témoignage pour illustrer la situation
« Au cours des dernières décennies, les femmes ont acquis de haute lutte des droits importants et la reconnaissance de leur juste place dans la société. A tel point que ces droits semblent désormais des acquis pour nous. Ce qui me fait réaliser que je connais finalement très peu l’histoire sociale des femmes… » Source : Marie, 37 ans, traductrice. Marie écrit un blog depuis octobre 2017, qui traite de l’histoire des femmes et du monde du travail, notamment dans les banques et la finance.
Comment rendre visible l’invisible via numérique ? Quelques exemples :
AWARE (https://awarewomenartists.com ) est un projet pour apporter plus de visibilité aux femmes artistes du XXe siècle ; c’est un centre de ressources et une espace de documentation virtuel, accessible à tous.
Projet « Constellations brisées » (http://constellationsbrisees.net/) cartographie les trajectoires des femmes ayant aimé des femmes durant la Seconde Guerre Mondiale.
Musea est un musée virtuel d’histoire, centré sur les femmes et le genre. Il présente aujourd’hui 19 expositions pour 42 contributeurs. Il a été créé en 2004, suite à l’échec d’un projet de création de musée d’histoire des femmes portée par l’association La Cité des femmes (2002-2003). Musea est également né de la dynamique de la création d’Archives du féminisme et du Centre des Archives du féminisme à l’Université d’Angers en 2000-2001.
CLDA : L’apparition des nouvelles technologies et d’internet n’a pas marqué une baisse significative de la fréquentation au CLDA, cette fréquentation a toujours été assez faible. En réponse le CLDA pointe un manque d’engagement des lesbiennes et des féministes dans la construction et la préservation d’une histoire politique. Ce qui apparaît clairement dans le discours des enquêtées est l’importance de l’engagement et de la notion de résistance.
La non-mixité à l’épreuve d’internet : exposer quoi ? Exposer pourquoi ?
L’expression de « gardiennes du temple » a été utilisée à plusieurs reprises chez les enquêtées pour qualifier leur rôle. Le fonds du CLDA est riche de toutes les archives produites et collectées par « celles qui y sont passées ». On y trouve les traces de groupes lesbiens, de personnalités lesbiennes militantes et universitaires, des affiches, tracts, dossiers de presse, etc. mais aussi des boîtes constituées autour de thèmes comme l’extrême droite, les guerres en Europe de l’Est. Ces archives servent et ont servi à celles qui les conservent, produisent, les collectent et reflètent une certaine homogénéité d’une vision politique lesbienne qui se veut anti-raciste, anti-militariste, etc. ces archives sont leur histoire personnelle et collective. La démarche des archiveuses est une démarche identitaire, communautaire. Ces archives créent un continuum lesbien et féministe et produit une légitimité à cette nomination de soi en tant que lesbienne, lesbienne politique, lesbienne politique féministe.
Conclusion
Un piège est celui d’une dispersion de l’information, une information pas toujours vérifiée et vérifiable. Un certain nombre de difficultés ont été soulignées : une de ces difficultés – la maturité dans le fait d’accepter de transmettre sans pouvoir en contrôler l’usage, preuve aussi d’une certaine défiance vis-à-vis des technologies numériques et témoin de blessures liées au discours majoritaire. J’aimerais croire qu’un musée virtuel n’empêche pas un musée physique.
Daniel SCHMITT, maître de conférences à l’Université de Valenciennes, Laboratoire DeVisu,
Et Muriel MEYER CHEMENSKA, experte muséographe et directrice de l’agence Métapraxis (http://www.metapraxis.fr/).
En 1985-1990 il y a des tensions très fortes à l’égard du numérique émergeant. C’est une période de profond rejet des outils qui sont mis en place. En 1990 nous commençons à avoir les premiers grands supports numériques. Le matériel est cher et pas du tout accessible pour la plupart des musées. Souvent c’est du détournement d’objets développés ailleurs (les casques sur les bateaux, par exemple). En 1995 c’est l’ère de l’internet pudique, les bornes multimédias se développent beaucoup surtout avec les collections. Le fait de rapprocher des écrans et les amener très près des œuvres a été vraiment très délicat. Ce sont les premiers écrans tactiles. Personne n’a d’ordinateur chez lui et on voit tous les âges jouer avec, parce que les visiteurs croyaient qu’ils pouvaient « toucher l’information de doigts » et cela renvoie des images très positives aux concepteurs.
C’est aussi le temps des prototypes. On joue beaucoup avec les écrans pour voir jusqu’où on peut les supporter Les écrans chauffent, cela ne respecte pas l’hydrométrie, pas la température, mais dans le fond, symboliquement, le problème est vraiment de rapprocher un écran d’une œuvre. Il y a encore beaucoup des gens qui pensent qu’il faut une salle dédiée au numérique ou aux nouveaux médias.
A ce moment, on passe beaucoup de temps à « débugger » le système et on passe très peu de temps à s’interroger comment le public se débrouille avec. Ces médias ont une grande influence sur ce qui est à vivre vis à vis de l’œuvre. Et si vous ne l’avez pas fait, faites ça en urgence, écouter différentes musiques devant une œuvre, et vous allez voir que cela change l’œuvre !
Et aujourd’hui la vulgarisation de contenu n’est plus une grande question dans la médiation, autant ça a été dans les années 1990. Il est évident qu’on va passer par la vulgarisation du discours scientifique. On n’interroge plus le besoin de médiation, on part du principe que la médiation est nécessaire.
Peut-être bientôt les robots feront de la médiation à la place des médiateurs. Ce qui se prépare sur les grands sites, c’est une surveillance avec des drones pour les visiteurs qui pourraient se perdre etc. Les drones circulent dans le musée et ils communiquent avec un robot pour ensuite venir vous chercher si vous êtes perdu (notamment en Chine ou il y a des musées avec des grands espaces).
On attend énormément de choses du numérique et est ce qu’il tient ces promesses ? Les méthodes qu’on emploie en sciences humaines et sociales ne sont pas toujours adaptées à ces micro-moments qui se passent avec la nouvelle technologie. On connaît mal ce qui se passe exactement lors d’une expérience vécue.
Méthode Remind
C’est la méthode qui s’appuie sur la notion de reviviscence. Si on vous demande comment vous avez vécu l’expérience de musée qui a duré une heure, il est quasiment impossible de dire a posteriori et dans les détails ce que vous avez vécu vraiment. Pour cerner cette expérience on enregistre les traces de l’activité et on fait des entretiens qui vont stimuler la reviviscence des gens si on a les conditions idéales. Ce qui est important ici, c’est la subjectivité du regard. C’est le même phénomène qu’avec les photos. Quand vous êtes concentré vous avez pris une photo, et après on ne voit pas des photos, on les vit. Toujours, on ne voit pas le monde, on vit le monde.
Et quand quelqu’un vit quelque chose, il ne fait jamais rien par hasard. Les visiteurs sont capables de dire dans quel état émotionnel ils étaient à tout moment, même si il s’agit des enfants de bas âge. Donc on est capable d’aller voir comment ils ont construit du sens, ce qu’ils ont perçu, ce qu’ils ont senti, ce qu’ils ont entendu, quel était leur état émotionnel, quelles étaient leurs attentes, quel savoir ils ont mobilisé à ce moment et comment ils ont construit ce sens.
Ainsi nous savons qu’on a l’action, la pensée (qui peut être aussi une action) et elle intervient pour résoudre la tension entre l’attente et le savoir mobilisé. Et que ça soit numérique ou pas numérique cela ne change rien du tout. Les gens se sentent heureux quand ils ont compris l’ergonomie ou comment fonctionne le dispositif.
Dans les enquêtes très fines, on arrive à voir qu’il y a une émotion de plaisir qui est générée par le seul fait de comprendre comment ça marche. Ce fait est souvent sous-estimé par des concepteurs. Ce qui ressort aussi des enquêtes, c’est les multiplicités des désirs des visiteurs d’avoir des choses qui leur conviennent. Plus on va donner des possibilités d’accès différentes, plus on a de chance de rendre heureux le visiteur. Il n’y a pas de règle du bonheur pendant la visite, mais on sait quand même que celle-ci n’est pas totalement fausse : c’est le sentiment du visiteur qu’on a pensé à lui. Cela met dans des bonnes dispositions exactement comme le sourire de la personne à l’accueil.
Quand on vous a donné des outils, des moyens, on a pensé aux sièges, au son, aux lumières c’est à vous de se mettre au travail et c’est ce qu’on attend de vous ! Dans les espaces bienveillants, vous allez construire du sens, donc du lien, donc le sentiment du plaisir. Et si vous ne construisez pas le sens exact qu’attendu le musée, ce n’est pas grave!