Compte rendu de Rencontre

Compte rendu de la table ronde “La sobriété, définition et perspectives dans les musées”

Publié le
[ Illustration : Henri Rivière, Matin gris sur les Alpes (Barberaz), 1919, Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, Collection en ligne ]

Doyen, Audrey

Introduction par Julie Botte, docteure en muséologie et coordinatrice du Festival de la muséologie 2024

Julie Botte introduit le Festival et cette première table ronde en rappelant le thème du festival : La sobriété : innover, renoncer, ralentir

“Cette thématique est partie d’une réflexion sur le fait que les concepts d’innovation et de sobriété sont souvent opposés et on s’est demandé pourquoi : Est-ce que le ralentissement implique de renoncer à l’innovation ? Est-ce que l’innovation permet de trouver de nouvelles voies, etc.”

Le festival a donc pour objectif d’approcher la notion de sobriété depuis différents angles ainsi que les préoccupations sociales, économiques, (et non uniquement écologiques) qu’elle engendre. Il permet aussi de mettre en avant le foisonnement des recherches et pratiques actuelles dans les musées et s’appuie sur un grand nombre de documents et recherches déjà produits (le manifeste du muséum face aux limites / débat d’ICOM France / rencontre des musées de France, etc. et même de nombreuses actions de Mêtis sur le sujet depuis 2020) qui témoignent d’un besoin de réfléchir collectivement.

Cette première table ronde se donne comme mission de parler de la définition de la sobriété et de ses perspectives dans le champ muséal, afin de lancer la réflexion qui se poursuivra sur les deux jours et donner des clés pour nourrir les échanges. Que signifie la sobriété ? De quoi parle-t-on quand on parle de sobriété ? Comment mettre la sobriété en perspective avec les notions de renoncement et d’innovation ? Les intervenantes présentes aujourd’hui se posent ces questions depuis différents points de vue et vont partager avec nous leurs réflexions. 

Valérie Guillard, Professeure des Universités à Paris Dauphine – PSL,  introduit sa présentation en soulignant que pour elle, le lien entre la sobriété et les musées est celui des imaginaires. Elle explique que son point de vue est forcément issu de son parcours et de sa formation scientifique ancrés dans les études marketing et qu’elle travaille sur la relation aux objets et sur les interactions entre consommateurs et objets. Sa réflexion se déploie sur 3 axes:

  1. La sobriété, qu’est-ce que c’est ?

Pour Valérie Guillard, deux éléments sont à mettre en contexte avec la sobriété : le rapport au vivant (impact sur le climat, la biodiversité et les bénéfices écosystémiques, accès aux matières premières, etc.) et le sens de nos activités (quel est le sens de produire des choses ajrd et de produire des déchets, etc.).

Pour définir la sobriété, on peut s’appuyer sur des définitions “officielles”, comme celle du GIEC : elle souligne que la sobriété est pour tous et par tous et qu’elle doit amener au bien être. C’est une définition très large et qui ne s’incarne pas de la même manière dans tous les secteurs, même si elle permet de définir un fil rouge.

On peut aussi s’appuyer sur les représentations sociales de la sobriété. Valérie Guillard avait mené une étude en 2021 et le premier mot qui était associé à la sobriété était l’alcool. En 2024, le rapport de l’ADEME montre que l’imaginaire sur la sobriété et ses représentations ont changé, puisque le concept est davantage lié à la simplicité et au nécessaire. Les visions sont différentes selon les situations financières des gens, puisque les personnes aisées en ont une vision positive, alors que les plus précarisées la vivent davantage comme une privation.

Un aspect important de la définition de la sobriété est qu’elle est systémique et qu’elle s’applique dans tous les domaines (sobriété numérique, consommation, bâtiments, alimentation, mobilité…). Cela la rend donc par essence compliquée à mettre en œuvre et questionne une notion fondamentale qui est celle de la cohérence: comment être cohérent dans tout son mode de vie ?

Finalement, Valérie Guillard propose de s’appuyer sur un outil du marketing – la typologie – pour définir la sobriété comme “consommer moins et consommer mieux” ce qui lie la sobriété à la notion de besoins : pour définir la sobriété, il faut donc définir les besoins, individuels mais aussi collectifs. Cette réflexion permet de commencer à inclure la notion de justice sociale et de penser tous les groupes sociaux, etc. Il est important aussi de définir la sobriété en négatif, à l’aune de ce qu’elle n’est pas : la sobriété n’est ni une lubie, ni une efficacité, mais un ensemble de possibilités d’agir.

  1. Les pratiques: quelles sont les pratiques de la sobriété ?

82% des gens déclarent dans un sondage ADEME avoir un mode de vie sobre mais ce chiffre semble incohérent avec les statistiques de consommation (par exemple, des voyages en avion). La consommation est évidemment très corollée, au niveau de revenu – ceux qui sont moins en difficulté ont l’impression d’avoir un mode de vie sobre alors que statistiquement on sait que ce sont les CSP+ qui polluent le plus, par exemple. En outre, souvent les pratiques auxquelles on ne veut pas renoncer sont celles auxquelles il faudrait le plus renoncer: les vols en avion, la viande, partager l’espace, etc. On observe donc un hiatus entre les définitions que l’on produit et les représentations et pratiques des consommateurs.

Il y a déconnexion entre le vouloir et le faire et c’est sur quoi on peut se focaliser : comment reconnecter ces deux aspects ?

  1. Quelles problématiques pour l’activité muséale ?

La dernière partie de l’intervention ouvre le propos sur le rôle des artistes : comment peuvent-ils prendre en compte la question de la sobriété dans leurs œuvres ? Comment des artistes qui essayent de vivre déjà décemment et qui sont dans la précarité ou qui utilisent des matériaux nocifs, par exemple, vivent et s’approprient ce concept de sobriété ? Sachant que grâce à eux on peut transformer les imaginaires et que les imaginaires sont le centre de notre rapport à la sobriété. Les réponses à ces questions peuvent se déployer sur deux axes: l’œuvre en tant qu’objet (accès à la matière première, etc.) et l’accès aux possibilités (comment donner la possibilité d’accéder aux pratiques artistiques et aux musées).

Valérie Lallier-Bonnard, Directrice innovation et transition écologique à l’École internationale de logistique des œuvres d’art

Valérie a travaillé dans le secteur de l’industrie et de l’énergie et est arrivée dans la culture avec cette expérience et ces codes. Elle commence par souligner qu’elle rejoint totalement la présentation précédente, notamment sur les notions de besoin, de désirs et de possibilités. Pour définir la sobriété, il existe plusieurs pistes:

La définition de ChatGPT en 2022 est celle de la sobriété de l’alcool, la sobriété émotionnelle, et finalement la sobriété numérique. Aucune mention dans cette définition de la sobriété énergétique ! 

Elle a travaillé sur le Shift Project et peut donc nous donner quelques pistes de réflexion. Le Shift project est un projet né en 2020 pour établir un plan : un plan de transformation de l’économie française subdivisé en différents domaines – dont la culture. Ce plan particulier sur la culture a donné naissance au rapport “Décarboner la culture”.

En ce qui concerne les musées, Valérie Lallier-Bonnard souligne qu’on a 1200 musées de France en France et tous ne sont pas le Louvre. Beaucoup de musées ont des petits bilans carbones (lié au fait que souvent, ils ont peu de moyens).

En outre, quand on s’appuie sur la notion de besoin, il n’est pas sûr que la culture soit un besoin (nous nous souvenons du débat sur “la culture essentielle ou non” pendant le Covid-19). Par ailleurs, pour ceux pour qui c’est essentiel, il convient de savoir où on met le curseur : quels sont les critères pour décider qu’une chose est sobre et une autre non ?

Valérie Lallier-Bonnard propose aussi de voir la sobriété en termes de soutenabilité, ce qui fait entrer dans le champ de la définition, par exemple, le bien-être des gens. Qu’est-ce qui est soutenable pour les musées ?

Quelques exemples d’excès: les excès d’œuvres en avion par exemple. Même si l’ on souhaite diminuer ces excès, on est en contradiction avec certains cahiers des charges de musées (comme faire rayonner la France) et aussi une attente des publics (comme les verbatims des livres d’or des expositions par exemple) et/ou de la presse. Les excès de nombre d’œuvres et des expositions à 500 œuvres ou plus: pourtant, on ressort rarement avec plus de 4-5 œuvres en tête même s’il y en a eu beaucoup. Les excès de consommation énergétique des bâtiments: par exemple, les monuments éclairés, ouverts de nuit. Ou de brassage d’air toute la nuit. etc.

Ce qui est important, c’est le rôle des musées et de la culture en général dans les imaginaires et en particulier dans l’imaginaire sobre: tout ce qu’on induit est important dans les esprits et représentations et important.

Quels sont les freins à ces mises en place ? Valérie Lallier-Bonnard en a relevé trois:

  1. la peur de dégrader l’œuvre et le propos scientifique: par exemple, dans le besoin de conservation des œuvres, on retrouve une peur d’abîmer l’œuvre, ce qui nous amène à faire des choix très strictes.
  2. la peur du vide et d’une culture sobre où on ne fait plus rien, où on s’ennuie.
  3. la peur du vide, encore mais d’une absence des publics (et donc d’argent).

Valérie Lallier-Bonard répond à ces peurs que ce que l’on cherche justement ce n’est pas vider, mais faire différemment. La sobriété ne nuit pas à la création et l’approche n’est pas de se dire que tout ce qu’on a fait ou ce qu’on fait est à jeter, mais de créer une autre manière de faire, car les conditions d’exercice ont changé. Ca tombe bien on aime bien la création dans notre milieu !

Laurence Perrillat, Fondatrice du collectif Les Augures

Le collectif des Augures a un peu plus de 4 ans aujourd’hui et accompagne beaucoup d’organisations du secteur de la culture, d’abord beaucoup dans le spectacle vivant et maintenant pas mal dans les musées. C’est une démarche collective, avec un accompagnement des équipes.

Laurence Perillat aimerait partager lors de cette intervention des réflexions qui ont émergé lors d’une étude récente faite pour les centres d’art et les FRAC.

L’étude a été faite qualitativement et quantitativement et on a donc plusieurs types de réflexions. Quantitativement, d’abord, on apprend que de petits lieux ont de petits impacts de manière générale. Les centres d’art et FRAC, sans rentrer dans les ordre de grandeur c’est 500 tonnes de co2 par an, mais ca reste peu par rapport à d’autres secteurs. Par contre, on observe des facteurs de variation assez importants, comme la taille du musée, le budget, l’équipe, mais surtout la superficie du bâtiment et l’environnement (ce dernier implique la mobilité des publics, ce qui est un des plus gros impacts écologiques). Cependant,il y a certaines surprises. Comme, par exemple, une mobilité très collective en ruralité qui réduit l’impact environnemental des déplacements. Un autre facteur de variation est celui des bâtiments avec l’utilisation des sources d’énergie et de la clim. Finalement, la programmation ( par exemple avoir des œuvres de la collection versus qui voyagent) et les habitudes de l’équipe sont des facteurs assez importants.

D’un point de vue qualitatif, Laurence Perrillat souligne qu’elle observe l’intégration de l’écologie dans les enjeux de création, contrairement à il y a 4-5 ans (ou on disait “attention à la liberté de création/programmation”). Aujourd’hui, l’écologie n’est plus perçue comme un risque pour l’art et elle est intégrée dans la création/programmation.

Un autre point important est la difficulté structurelle pour les centres d’art : ces difficultés structurelles sont des freins importants pour la mise en place de démarches écologiques : 

les équipes sont sous l’eau avec des budgets restreints et peu soutenus par les tutelles, collectivités, etc.

Finalement, un dernier sujet pas pensé, mais central à la réflexion sur les perspectives de la sobriété pour les musées est la question des vulnérabilités et des dépendances. C’est une question que l’on saisit bien économiquement, mais qui doit se poser pour tout: de quoi est dépendant un musée ou un centre d’art ? Il y a plusieurs types de dépendances:

  1. La dépendance aux énergies fossiles ; 
  2. La dépendance aux publics touristiques (qui est parfois sous-évaluée surtout en dehors de Paris);
  3. La dépendance aux matériaux lointains: matériel audiovisuels, mais aussi dans les productions.
  4. La vulnérabilité aux catastrophes environnementales (une canicule est un risque de fermeture pendant la période estivale, au moment fort de la saison).

Ces risques ne sont plus des aléas occasionnels, ce sont de nouvelles conditions d’existence pour les musées. 

Pour conclure, quatre grandes dynamiques sont à observer afin de transmettre et orienter les musées dans la voie de la sobriété:

  1. la désintensification des besoin énergétiques et matériels : non uniquement pour réduire les impacts, mais aussi pour se préparer à la raréfaction des ressources;
  2. la mutualisation et la coopération : mettre toutes les compétences et l’intelligence dans un service pour allonger la durée et les moyens alloués aux projets.
  3. les nouveaux usages des lieux : l’usage actuel des bâtiments est très intermittent et il y a un vrai enjeu à se demander quoi faire de ces espaces.
  4. Finalement, la boussole des musées: quelles sont les valeurs des musées, vers quoi on doit pointer ?

Laisser un commentaire