[Illustration : Pierre-Antoine Demachy, La colonnade du Louvre, nouvellement dégagée, vers 1773, Paris, Musée Carnavalet, Collection en ligne, Paris Musées ]
Dans cet entretien, Magali Nachtergael, professeure à l’Université Bordeaux-Montaigne, critique d’art et commissaire d’exposition, revient sur des notions et réflexions abordées dans son livre Quelles histoires s’écrivent dans les musées ? , paru aux éditions MKF au mois d’octobre 2023. Ce dernier évoque les récits, contre-récits et imaginaires qui prennent place au cœur des musées.
Julie Besson : Qu’est-ce qui vous a donné envie de travailler sur ce sujet ?
Magali Nachtergael : Je travaille depuis plusieurs années sur les rapports entre textes et images. Lors de ma thèse, qui portait sur les rapports entre littérature et photographie, je me suis intéressée aux travaux de l’artiste Sophie Calle. Ces derniers m’ont d’abord surpris, car elle utilise des photos et du texte pour raconter des histoires au musée. J’ai trouvé le lieu intéressant pour raconter des histoires hors des livres. Je me suis alors penchée sur les stratégies narratives qui ne sont pas littéraires et peuvent se développer dans des espaces comme les musées et les galeries, mais aussi dans les médias et via les publicités. Les expositions des musées racontent des histoires dans lesquelles le visiteur entre de façon physique : l’histoire de France, d’une région, d’un objet, d’un scientifique… Des scénarios se déploient dans l’espace muséal pour structurer la visite.
C’est la genèse de la rédaction de mon livre. Je me suis ensuite intéressée aux artistes : pourquoi racontent-ils leurs histoires au musée? Ces dernières sont parfois en concurrence avec les récits des musées. Par exemple, l’histoire de France est majoritairement racontée en occultant le récit colonial, mais les œuvres de certains artistes présentent une histoire personnelle liée à ce discours et montrent les écarts avec le discours institutionnel.
Au MUCEM, l’exposition Une autre histoire du monde revient sur les histoires coloniales mondialisées. Les documents anciens illustrent les histoires théoriques tandis que les œuvres d’artistes contemporains, qui traitent de leur vécu familial ou autobiographique, apportent un point de vue incarné de ces récits, qui ne sont pas forcément officiels.
C’est à partir d’œuvres d’art contemporain que j’ai commencé à considérer le musée comme un espace narratif et un espace de publication d’autres discours et comme je l’explique dans l’introduction, un espace symbolique fort. Au sein de l’institution, une narration à trois niveaux existe : la narration dans les œuvres, la narration par l’exposition et le récit politique et national qui abrite ces trois niveaux de récit.
J. B. : En fil rouge de votre livre, nous trouvons la définition de musée et les rôles qui lui ont été attribués. Ces derniers évoluent, comme le montre notamment la nouvelle définition adoptée par l’ICOM l’année dernière. Vous évoquez notamment une “ère du post-patrimoine” : pouvez-vous définir ce que vous entendez par ce terme ?
M. N. : Les collections des musées modernes européens se sont constituées avec des butins d’objets de guerre, qui n’étaient pas ordonnés. C’est au moment de la Révolution Française, lorsque le cabinet du Roi est récupéré qu’on commence à raconter une histoire avec ces objets. Alexandre Lenoir, alors chargé de s’occuper du musée des Monuments Historiques, organise une scénographie qui part du Moyen-Age au Siècle des Lumières pour montrer l’histoire du progrès humain, du point de vue francocentré.
Le patrimoine est ce que nous conservons, organisons et ce qui incarne l’image de la nation, de la culture, du pays qui l’abrite. Nous ne sommes pas les images que l’on possède mais cela donne une image de nous. Au XIXe et au XXe siècle, la préservation et les conditions de conservation des patrimoines étaient une priorité. Aujourd’hui, avec la numérisation et la mise en commun de banque d’images, des collections si importantes que tous les objets ne peuvent être montrés, cela change légèrement. Lorsqu’un objet est montré, le travail technique peut bien sûr être admiré mais ce qui compte n’est plus tant ce que l’objet montre de lui-même, mais ce qu’il va être dit de lui. C’est essentiellement à travers la médiation que ces objets vont exister. Nous basculons dans un post-patrimoine où les perceptions des objets sont aussi voir plus importantes que l’objet lui-même.
Cela renverse la notion de patrimoine, car il ne s’agit plus uniquement de conserver mais d’étudier ce que les objets disent de nous, leurs fonctions, les différents points de vue qu’ils peuvent amener, les histoires autour d’un même objet… Par exemple, le phénomène des restitutions vers des pays d’Afrique l’illustre : la manière de restituer, les difficiles discussions autour et les conditions pour rendre. Cela dépasse la notion de patrimoine tel que nous l’avons envisagé pour passer à un autre niveau, qui est de valeurs et discussions symboliques autour de l’objet et des cultures.
J. B. : Au sein des institutions muséales; accueillir et présenter des collections, des artistes permettent de tisser des récits. Ces storytelling, celui de l’institution et celui des artistes, peuvent parfois s’entrechoquer. Quels rôles ont à jouer les artistes au sein des institutions muséales ?
M. N. : Le phénomène de la prise des paroles des artistes est daté en Europe après la Seconde Guerre mondiale. Il a fallu un long processus avant que les artistes prennent pleinement cette place de producteur de discours. Nous revenons de plus en plus à une figure de l’artiste pluridisciplinaire, humaniste et qui a son mot à dire, comme un acteur, un producteur créatif. L’artiste travaille les formes, la transmission par les objets, par les images, par les discours – pas seulement pédagogiques mais aussi émotionnels -, par la poésie, par la musique et par des manières d’intégrer les spectateurs.
Grâce à la parole artistique, d’autres voix arrivent et entrent dans le musée et peuvent parler au public. Le rôle de l’artiste est de faire des jonctions avec des personnes “hors du musée”.
Le musée a une fonction symbolique, essentiellement de structuration des imaginaires. Les artistes peuvent aider à créer une jonction : leur fonction est alors d’élargir le champ de vision du musée, de parler à d’autres publics et faire entendre à l’institution les voix de l’extérieur, d’autres manières de raconter, de voir…
Les habitus culturels du musée – comme le silence/volume sonore réduit – peuvent être modifiés par des présences artistiques. Par exemple, au FRAC MECA, des visites guidées en danse ont été organisées, avec des approches du corps différentes. Bien sûr, c’est souhaité par l’institution, mais l’artiste a la possibilité d’exprimer la relation à l’œuvre autrement, par de sensations, un langage corporel… Les artistes ont un rôle important dans le post-patrimoine.
J. B. : Nous comprenons également que les professionnels des institutions muséales évoluent et doivent s’adapter à ces enjeux et aux attentes des publics : quels sont, pour vous, leurs prochains défis vis-à-vis de ces questions ?
M. N. : J’en identifie plusieurs, à commencer par l’accueil des publics empêchés, en essayant de ne pas être dans l’inclusivité-washing, c’est à dire de ne pas seulement avoir de bonnes attentions mais de se donner structurellement les moyens : de rémunérer les professionnels, avec des postes pérennes pour développer les projets. Il faut une politique inclusive envers les publics, mais aussi envers les professionnels. Également – ce que je dis dans le livre – il ne faut pas en demander trop aux musées en donnant peu de moyens.
En Angleterre, aux Pays-Bas et en Allemagne, sans que cela soit fait de manière égale, il y a des lieux où le musée sert de laboratoire. Il y a de l’expérimentation, des retours en arrière, un travail de recherche et pas seulement de présentation. Il faut parfois prendre des risques, avec par exemple une exposition plus accessible pour les personnes en situation de handicap ou s’adresser à un public spécifique. Les expositions dites blockbusters fonctionnent bien sûr toujours mais certains musées font le choix d’approches différentes et expérimentales et c’est à valoriser !
J. B. : Parmi vos dernières visites, avez-vous des exemples de pratiques muséales qui incarnent des approches nouvelles à partager ?
M. N. : Dernièrement, j’ai eu la chance d’aller au Musée des Beaux-Arts de Québec où était proposé à l’accueil un sac pour le public de spectre autistique. Dans la trousse, se trouvaient : des objets réducteurs de bruit, des objets tactiles, une petite couverture pour s’asseoir, des jeux… J’ai trouvé cette approche intéressante pour un musée patrimonial, car il induit une autre relation à la collection et au temps passé.
En Allemagne, plusieurs expositions m’ont plu par leur audace. Une au Musée des Arts Décoratifs de Hambourg, The F*Word, Guerilla Girls and Feminist Graphic Design, avec F pour féminisme. Autour des Guerrilla Girls, l’exposition met en avant un groupe de militantes féministes pour parler des femmes graphistes et du graphisme dans les fanzines LGBTQIA+. J’ai trouvé cela audacieux et l’exposition était percutante, sans concessions, avec le droit de toucher les fanzines, des transats pour admirer la fresque des Guerilla Girls, Do Women Have To Be Naked To Get Into the Met. Museum ?.
Au Grassi Museum et au Humboldt Forum, des espaces abordaient la restitution des bronzes du Bénin et racontaient également les processus politiques derrière, en mettant en scène le musée pour expliquer ce que les bronzes représentent pour l’Allemagne, comment ils sont arrivés ici et pourquoi la restitution a lieu. Le patrimoine colonial est dévoilé, il fait bien sûr écho à la présence coloniale de l’Allemagne et renvoie à l’histoire des allemands afro-descendants.
Dans le versant post-patrimoine, c’est le musée de l’émigration italienne de Gênes, centre d’interprétation qui présente des histoires et des saynètes autour de l’émigration italienne dans le monde. Cette histoire rejoint celle des immigrations contemporaines en Italie. Le musée, ou plutôt, le “centre d’interprétation” comme on dit en termes muséographiques, est immersif, avec à l’entrée, un faux passeport attribué avec lequel nous devons passer des frontières. Certains moments sont forts, notamment face aux officiers des frontières. La façon de faire peut se discuter, mais c’est un musée intéressant !
