Entretiens

Défis du marketing stratégique numérique et de la découvrabilité des contenus pour les institutions culturelles. Seconde partie d’entretien avec Elisabeth Gravil, Museovation.

Publié le 15 novembre 2023

[Illustration : Bartet, Dijon, Port du Canal, 1er quart du 20e siècle, tirage sur papier au gélatino-bromure d’argent, Chalon-sur-Saône, Musée Nicéphore Niépce, Collection en ligne]

Besson, Julie

Dans cette seconde partie d’entretien, Elisabeth Gravil, consultante en transformation numérique des institutions culturelles, aborde le sujet de la découvrabilité en ligne des contenus culturels et la nécessité de sensibiliser et former les professionnels des musées sur ce sujet. La première partie de l’entretien, autour du marketing stratégique numérique,  est disponible ici.

« La découvrabilité des contenus culturels en ligne fait référence à leur disponibilité,
leur accessibilité, et leur visibilité. Un contenu est découvrable en ligne lorsqu’il est disponible et repérable, même par une personne qui ne le cherchait pas précisément. » (MOOC Rendre visible vos contenus culturels)

J. B. : Quelles pratiques les musées français peuvent-ils adopter pour rendre leurs contenus culturels en ligne découvrables pour les visiteurs ?

E. G. : Lors de l’audit, nous insistons sur le fait qu’il y ait deux types de découvrabilité : celle de l’institution en tant que marque-musée, et celle des contenus autour des collections en ligne. Cela n’engendre pas les mêmes objectifs stratégiques et de conception des projets numériques, mais concourt pour finir à une découvrabilité globale de l’institution tout au long de ce que l’on nomme en marketing « le tunnel de conversion ». L’action de ce dernier permet d’amener un visiteur d’un état de prospect à celui d’ambassadeur fidèle de l’institution. 

Laissez-moi vous donner un exemple. Une visite numérique en ligne peut être utilisée de deux manières par une institution : soit comme un outil d’anticipation de parcours de visite promotionné auprès de touristes ayant besoin de réassurance, soit comme un outil pédagogique de médiation, plus complet et détaillé, à l’attention des scolaires. Leur emplacement sur un site web de musée différera en conséquence, première page (ou landing page) pour le premier, page dédiée aux scolaires ou au page « média » pour le second. Les actions de découvrabilité déployées par l’institution n’activeront pas les mêmes ressorts car les objectifs de l’institution et les besoins des publics concernés diffèrent entre les deux usages. Plus de promotion « appel d’offre de visite » avec des formats courts sur les réseaux sociaux pour la première version (Reels Instagram par exemple), contre un travail de SEO spécifique sur la chaîne YouTube ou en lien avec les dossiers pédagogiques dans les newsletters dédiées aux enseignants pour la deuxième. Dans le premier cas, on se focalise sur l’attractivité de la marque-musée en tant que « produit touristique », dans le deuxième sur la découvrabilité des contenus remplissant la mission éducative du musée.

Cet exemple, qui n’en est qu’un parmi de nombreux autres, montre à quel point il est important désormais que les équipes de conservation (souvent en charge de la numérisation des œuvres ou des lieux) et les équipes dédiées au marketing stratégique numérique, travaillent main dans la main dès l’amont des projets. Les objectifs de numérisation pour la conservation et le récolement des collections ne peuvent plus être pensés sans intégrer les besoins et usages des visiteurs en ligne. De nombreux musées sont en train de revoir la structure et le contenu des notices en ligne ou l’étiquetage (tagging) des objets numérisés, afin d’intégrer des problématiques sociétales (élimination d’un vocabulaire offensant) et optimiser leur découvrabilité en privilégiant la folksonomie plutôt qu’un vocabulaire trop abscons ou scientifique. Par exemple, on pourra modifier l’appellation d’une vierge à l’enfant en privilégiant l’écriture contemporaine « Notre-Dame » à son appellation d’origine « Nostre-Dame », formulation que plus personne ne tape désormais dans une barre de recherche.

De même, la prise en compte des besoins des publics au travers d’élaboration de persona permettra de simplifier les architectures de site pour faciliter la découvrabilité de contenus avec moins de profondeur ou avec des onglets ou une préface introductive à de grandes catégories qui « parlent » à chaque typologie d’usagers. On demande de plus en plus aux élèves de travailler en autonomie mais s’ils doivent affronter des pages entières d’œuvres pour trouver un objet, ou que sur aucune page du site web ils ne sont reconnus comme « usagers », ils risquent fort d’être découragés. C’est pourquoi les sites anglo-saxons ont de moins en moins d’onglets à destination des « enseignants » mais privilégient le niveau scolaire ou l’appellation « for schools » ou « for families » en présentant une médiation dédiée en termes de niveau de langage, d’expérience et de typologie de contenus (voir les vidéo du Met Kids , les typologies du Museum of London ou le site éducatif des musées de la Smithsonian).

La découvrabilité des contenus se construit également avec l’aide de partenaires extérieurs. C’est l’une des dynamiques importantes des cinq dernières années.  De plus en plus d’institutions alimentent les contenus de Wikipédia, signent des partenariats avec Google Arts & Culture ou déversent leurs collections numériques dans Europeana. C’est un moyen de contourner les problématiques de l’économie de l’attention quand on n’a qu’un budget publicitaire réduit, en disséminant les collections sur des plateformes qui servent de rebond vers les sites de musées, pierre angulaire de la stratégie numérique. Cela permet normalement d’être visible auprès de gens qui ne pensent pas “musée” lors d’une recherche. Mais cela implique souvent d’accepter un principe d’open access, qui est une problématique toujours houleuse en France, où les musées qui ont franchi le pas se comptent sur les doigts d’une main (Musées de Reims, Toulouse, Musée de Bretagne, Paris Musées…). C’est une dimension que je considère sous-estimée ou mal travaillée et qui serait pourtant d’une grande aide dans la découverte de nos contenus. C’est également un enjeu de présence de la langue française sur le net. On voit combien cela vient percuter la problématique de constitution des grands modèles de langages (LLM) comme ChatGPT dont Wikipedia ne représente que 3% des contenus de son corpus d’entraînement, la portion du français en étant réduite d’autant, puisque en cinquième place en 2022 en termes de contribution d’articles

J.B. : Comment mieux former les professionnels des musées à ces enjeux et les rendre capable de mettre en place une stratégie numérique et de découvrabilité ?

E. G. : Cela peut se réaliser à plusieurs niveaux. 

Pour les gestionnaires de bases de collections, il s’agit de former les responsables à évoluer vers plus d’interopérabilité et d’améliorer l’expérience utilisateur afin de rendre ces bases plus attrayantes et compréhensibles de tout un chacun. Pour cela, il est fondamental de former à la maîtrise des API (Interface de programmation d’applications) qui permettent de déverser du contenu d’une base vers une autre ou de faire en sorte qu’elles puissent se parler. Ce sera encore plus urgent avec l’arrivée des intelligences artificielles qui marchent toutes avec des plug-ins sur API. Par exemple, les collections des musées de Reims sont en train de réfléchir à la mise en place d’un chatGPT développé par la société DAVI, qui a pour ambition de faciliter la découverte des collections par le grand public. La connaissance du protocole IIIF devrait être généralisé car il permet l’interopérabilité des collections en ligne qui facilite le travail des chercheurs. Par exemple, cela permet à un doctorant qui travaille sur un manuscrit médiéval en Suède de le comparer en ligne à un manuscrit conservé à la BnF, alors que les deux bases ont été conçues complètement différemment à l’origine. Enfin le nettoyage des bases comme vu plus haut (aussi réalisable à l’aide des nouvelles IA génératives), et leur optimisation en termes d’UX pour une meilleure accessibilité par un public non averti, devraient être un souci constant.

Concernant la gestion de la marque muséale, il s’agirait d’assurer des formations au marketing numérique. Cela permettrait d’obtenir rapidement des données intéressantes, mieux cerner la dynamique des différents algorithmes ou les principes des look alike – cible similaire à nos visiteurs actuels- en termes d’investissements publicitaires. A la différence des musées anglo-saxons, je n’ai vu passer aucun webinaire ou formation en français à destination des musées sur la fin des cookies et le passage à Google Analytics 4 par exemple, ce qui n’est pas de bonnes augures pour la compréhension des visiteurs en ligne et la découvrabilité de nos contenus.

Ces formations au marketing numérique permettraient également de comprendre comment s’émanciper des GAFA en utilisant mieux certains outils comme les newsletters, moyen le plus immédiat pour interagir avec des personnes, sans passer par un tiers type Google Search ou réseaux sociaux. Grâce à l’obtention d’emails bien renseignés, on peut obtenir des segmentations fines de base de visiteurs et personnaliser ainsi la relation de l’institution avec chaque grande typologie de persona. Beaucoup de musées néerlandais ou américains ont transformé leur newsletters « agenda » en newsletters à storytelling autour des collections, tout en adressant des besoins spécifiques, dont les publics empêchés par exemple. Les segmentations sont plus poussées et servent in fine beaucoup mieux les publics. C’est une communication qui offre des possibilités extraordinaires alors que les formations sur le sujet sont quasi inexistantes.

Enfin concernant la formation sur les réseaux sociaux, la prolifération, comme expliqué précédemment, doublée de changement politique de leurs dirigeants (cf. Twitter/X) et du changement incessant des algorithmes, devraient obliger les institutions à repenser leurs positions. Par ailleurs, les usages ont évolué également. Ainsi, Youtube est devenu LE moteur de recherche des jeunes générations, or il est trop souvent traité comme un lieu de stockage et non une chaîne media. Il faut ainsi savoir structurer son interface, travailler ses vignettes (thumbnail) et penser le SEO de ses vidéos pour contribuer à leur découvrabilité. Et cela ira en s’accroissant avec les nouvelles possibilités en termes d’IA génératives proposées dans YouTube Studio. Or là encore, les demandes de formation tardent à venir alors que nous, consultants, sommes prêts à les accompagner selon le niveau de connaissance des équipes et apportant notre veille au spectre très large.

L’impact des intelligences artificielles génératives est d’ailleurs un vrai sujet à aborder frontalement. Doit-on y aller ou au contraire les refuser en blocs pour des raisons d’impact carbone, de souveraineté des données ou des algorithmes, ou encore de manque de transparence sur les droits d’auteurs ? Dans le contexte de la découvrabilité, il y a un enjeu de maintien de notre langue qui s’accompagne d’une vision muséale plus unificatrice, moins en confrontation, que la vision des musées anglo-saxons. C’est un enjeu loin d’être anodin dans un contexte de géopolitique mondiale, comme l’ouverture de Villers Cotterêt le démontre !

Pour conclure sur le sujet de la formation je soulignerai qu’il s’agit souvent d’un angle mort des appels d’offre auxquels nous répondons, tout comme le suivi post-recommandations, alors que c’est là que les consultants comme ceux de Museovation, peuvent avoir un réel impact, une fois l’audit réalisé.

J. B. : Les questions autour du numérique et des avancées technologiques sont désormais des priorités du monde culturel français, avec une mission franco-québécoise sur la découvrabilité en ligne des contenus culturels francophones et un comité de l’intelligence artificielle autour du secteur culturel : quelles sont les opportunités pour les musées ? 

E. G. : Cette consultation terrain est tout à l’honneur du Ministère. Espérons qu’elle permettra de prendre réellement la mesure des besoins et surtout aboutira à des actions de formation adéquates comme la mise place de la dynamique du “Digital Culture Network” anglais.  Je soulignerai seulement que les consultants en ingénierie culturelle n’ont pas été spécifiquement consultés, alors que nous constituons une interface plus libre de parole, et par nos missions, nous sommes rompus à l’identification des nœuds et problématiques terrain. 

Concernant la problématique de la découvrabilité des contenus, j’ai suivi la formation proposée sur FUN MOOC pour pouvoir la recommander si besoin aux professionnels que je côtoie. Elle est accessible à tous et pose clairement les bases mais elle reste trans-ICC (Industries Culturelles et Créatives). Même si nous avons des problématiques communes, nous avons également de nombreuses spécificités. Sur ce point, il serait donc nécessaire de proposer des formations plus ciblées sur les points soulevés précédemment. 

Concernant l’intelligence artificielle, c’est un vaste sujet. Les institutions se sont largement emparées du Machine learning (voire du Deep learning) depuis très longtemps pour organiser et optimiser leurs bases de données de collections. La nouvelle vague d’intelligences artificielles génératives peut apporter de nouvelles fonctionnalités comme dans le cas du chabot de Reims ou encore dans la gestion des DAM (Digital Asset Management) avec l’apparition de contenus synthétiques. Mais là où leur impact sera potentiellement le plus fort, c’est dans leur intégration dans les suites bureautiques des équipes numériques ou dans les studio IA des réseaux sociaux pour faciliter la création de contenus comme vu plus haut avec YouTube. Or c’est aussi une vision réductrice de ce que l’on peut faire avec des Gen IA qui ne se résument pas qu’à un gain de productivité. Elles peuvent par exemple servir de partenaire à la réflexion et l’idéation en amont d’un projet. Mais il est vrai qu’à ce stade, je ne vois pas que très peu d’initiatives concrètes émerger, même dans les pays anglo-saxons toujours plus en avance technologiquement. Ils n’en sont qu’au stade des remontées d’informations sous forme de questionnaires sur la compréhension des Gen IA et les besoins éventuels des institutions. 

Il est possible qu’une certaine sidération ou lassitude se soit emparée des équipes déjà surchargées face à une avancée sans précédent des technologies ces derniers mois. Ce serait pourtant dommage à mon sens, de ne pas s’approprier quelques outils d’aide à la réflexion, d’idéation ou de production de contenus, pour accompagner la réflexion stratégique numérique des institutions.

Pour suivre Elisabeth Gravil

Site et ressources muséales de Museovation : www.museovation.co 

Profil LinkedIn : https://www.linkedin.com/in/elisagravil/

Pour aller plus loin

Visites en ligne : guide à destination des institutions culturelles : https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Innovation-numerique/Publications/Visites-en-ligne-guide-a-destination-des-institutions-culturelles

1 réflexion au sujet de “Défis du marketing stratégique numérique et de la découvrabilité des contenus pour les institutions culturelles. Seconde partie d’entretien avec Elisabeth Gravil, Museovation.”

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