Entretiens

Défis du marketing stratégique numérique et de la découvrabilité des contenus pour les institutions culturelles. Première partie d’entretien avec Elisabeth Gravil, Museovation.

Publié le 08 novembre 2023

[ Illustration : Charles Gros, Réouverture du Musée Denon, restauré et agrandi, et dont les collections ont été mises en valeur par M.M. L. Armand-Calliat et Dr. Lénez Juin 1938, 1938, Chalon-sur-Saône, Musée Nicéphore Niépce, Collection en ligne ]

Besson, Julie

Dans cette première partie d’entretien, Elisabeth Gravil, consultante en transformation numérique des institutions culturelles, nous dévoile les enjeux majeurs auxquels sont confrontés les musées français en matière de marketing stratégique numérique. La deuxième partie aborde le sujet de la découvrabilité en ligne des contenus culturels et la nécessité de sensibiliser et former les professionnels des musées sur ce sujet et est consultable ici.

Julie Besson : Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ? 

Elisabeth Gravil : Je suis consultante en transformation numérique des institutions culturelles et plus particulièrement des musées et sites patrimoniaux. L’accompagnement de ma société Museovation consiste en général en trois temps : 

1) Un audit général : Celui-ci porte sur les infrastructures numériques et leur interconnectivité, les moyens humains en nombre de personnes et compétences disponibles pour déployer cette stratégie numérique, les outils en place (site web, newsletter, réseaux sociaux, chatbot, contenus pédagogiques) et enfin les projets numériques in situ (applications, bornes et autres solutions numériques potentiellement développées).

2) L’élaboration d’une stratégie numérique à horizon trois ans : Elle doit être en phase avec le projet scientifique et culturel. Si nécessaire, un approfondissement de ce projet est mené à bien grâce à des ateliers d’intelligence collective avec l’équipe, voire certains publics, pour affiner l’identité et les valeurs de la marque-musée et les persona-cibles sur lesquels l’institution souhaite porter une attention particulière.

3) Des préconisations plus détaillées sur certains projets, à la demande de l’institution pouvant aller de l’idéation de storytelling de contenu à la recherche de prestataires numériques.  

Selon la nature des projets, je m’entoure souvent de consultants free-lance ayant des expertises spécifiques complémentaires aux miennes.

J.B. : Pouvez-vous nous définir en quoi consiste une stratégie marketing numérique ?

E. G. : Une stratégie numérique doit se penser en corrélation avec une stratégie globale, qui repose elle-même sur la mission, les valeurs et les objectifs d’une institution (cf. le PSC). Elle ne peut également se penser sans définition en amont des moyens financiers, humains et d’infrastructure numérique mis à disposition. Souvent, les outils numériques sont imposés par les tutelles et sont transversaux en termes d’usage. Par exemple, j’ai rencontré le cas d’une usine à site qui servait autant à la réalisation d’un site pour la gestion de repas de cantine que la conception d’un site web de musée. On perçoit donc rapidement les limites et incohérences par rapport aux ambitions de ces mêmes tutelles pour l’institution culturelle. Quand nous intervenons, il est souvent trop tard pour faire remonter ces problèmes, les contrats étant passés au niveau des collectivités sans que les différentes parties prenantes n’aient pu transmettre leurs spécificités et désidérata en amont. A cela, il faut ajouter désormais de nouvelles contraintes extérieures telles que les enjeux de responsabilité sociale et environnementale (RSE) qui sont de plus en plus forts mais qu’il est impératif d’intégrer dans la mise en place d’une stratégie numérique.

Enfin, une stratégie numérique se conçoit dans un continuum du parcours d’interaction des publics avec l’institution, soit avant, pendant, et après une visite in situ.  Par ailleurs le COVID a permis de clairement identifier le fait que de nombreuses personnes peuvent interagir avec l’institution sans jamais pouvoir s’y déplacer physiquement. Ce sont des audiences qu’il faut apprendre à mieux servir en ligne.  

Et tout ceci nous ramène donc à l’importance de la découvrabilité en ligne des contenus numériques comme vecteur potentiel pour susciter l’intérêt, ce qui conduit à attirer de nouveaux visiteurs in situ pour au final assurer la pérennité de l’institution, tant dans la légitimité de sa mission d’éducation du citoyen que sa résilience économique. 

Je terminerai par le fait que l’emploi de l’expression « stratégie marketing numérique » reste encore malheureusement tabou dans beaucoup d’institutions. Le marketing stratégique muséal est un aller/retour permanent entre les besoins/missions de l’institution et les attentes/besoins des visiteurs. Il sert à trouver le point idéal qui fait qu’un visiteur rencontre une institution, y trouve son intérêt et revient.

J. B. : Quels sont les principaux défis auxquels sont confrontées les institutions culturelles en termes de stratégie marketing numérique ? 

E. G. : Je perçois quatre défis majeurs :

  • Un premier défi en lien avec le nombre de personnes dédiées à l’exécution de cette stratégie numérique, sans délégation extérieure. Je m’explique : depuis l’apparition du Web 2 avec l’arrivée des smartphones, le nombre de réseaux sociaux a littéralement explosé. On parle même de Balkanisation. Comment envisager qu’une même personne gère correctement un site web (dont je rappelle que Google ne le pousse que si le contenu est renouvelé très régulièrement), une voire deux ou trois newsletters, et au bas mot, 4 à 6 réseaux sociaux (LinkedIn, Facebook, Instagram, X, TikTok, Pinterest…) sans compter les réseaux asiatiques si vous êtes un musée à vocation touristique internationale (WeChat, Weibo).
  • Un deuxième défi dans le manque de maîtrise voire une certaine incompréhension de l’écosystème numérique : compréhension des mécanismes des algorithmes (Google Search, réseaux sociaux), de la notion de référencement (SEO/SEA/ Chaîne YouTube), de l’apport du numérique en termes de suivi des données et la personnalisation possible des contenus selon les visiteurs. Toutes les institutions ont les chiffres des visiteurs qui sont venus en leur sein, mais souvent ne décortiquent pas la répartition des visiteurs en ligne. Certaines savent faire le profilage de leurs abonnés sur les réseaux sociaux mais plus rarement sur les sites ou newsletters. Parfois, la différence entre un visiteur unique et ceux qui reviennent n’est pas connue. Nombreux sont les musées qui publient régulièrement leur nombre global de visiteurs de site web, sans préciser si ce sont des visiteurs uniques, combien sont de vrais visiteurs (ferme à clics ?), et surtout qu’appelle-t-on une visite (une seconde ? deux minutes ?). Or, l’impact d’une institution se mesure à partir du taux de croissance de visiteurs uniques, la qualité du temps passé en ligne et la variété des publics qui se sont connectés en lien avec les objectifs prédéfinis. Une multitude de données peut être analysée : celles de Google Analytics, des réseaux sociaux et des données transversales telles que TripAdvisor, appréciations sur Booking ou Airbnb. Autant quantitatives que qualitatives, elles permettent d’alimenter des personas, pour mieux comprendre les besoins des visiteurs ou affiner les profils de ceux qui ne viennent pas. La compréhension des données de visiteurs en ligne et in situ, celle du fonctionnement des différents algorithmes des plateformes est le point de départ d’activation de la découvrabilité.
  • Troisième défi, le tabou du mot « marketing » évoquant seulement l’angle commercial. La plupart des musées français, à la différence des musées anglo-saxons, sont soutenus financièrement par leur collectivité ou l’État, et ne sont pas activement à la recherche de profits ou d’importants mécénats. La notion de profit même est également un tabou, pourtant le profit peut être réinvesti. Il ne s’agit alors pas d’en dégager à tout prix, mais d’arriver à un équilibre entre les besoins de l’institution (nouveaux projets, rénovations, recrutement…) et sa capacité à les financer. C’est la distinction apportée en anglais entre « non-profit » et « non-for-profit ».
  • Dernier défi, faire face à l’économie de l’attention et à la concurrence. Il y a une véritable compétition de l’attention des publics, qui va aller en s’accroissant avec la génération automatique de contenus par les intelligences artificielles génératives. Les industries culturelles et créatives (ICC), comme le cinéma, le théâtre, les propositions type Ateliers des Lumières, les jeux-vidéos, s’auto-concurrencent. C’est extrêmement compliqué de se faire connaître auprès des publics,  et encore plus compliqué auprès des non-publics, d’autant plus que les budgets média sont portion congrue la plupart du temps. Il faut alors comprendre les algorithmes, comprendre comment toucher les cibles de manière différenciée et personnalisée et optimiser les moyens à disposition. Par exemple, pour atteindre un minimum de visibilité sur TikTok, il faut être capable de produire à minima 25 vidéos par mois, ce qui n’est pourtant rien dans l’univers TikTok. Or, cela représente quasiment une personne à temps plein, et nécessite des compétences vidéo variées (usage de nouvelles technologies tels des drones ou création de filtre en réalité augmentée, capacité de storytelling, à monter des challenges etc.)

J.B. : Comment utiliser l’UX design et les personas pour mieux connaître ses publics ?

E G. : Je privilégie un travail en deux temps. D’abord, en laissant les équipes travailler dessus avec seulement quelques guidelines. J’intègre des profils très différents pour créer la discussion (conservateurs, service des publics, agent d’accueil, animatrice d’ateliers, médiateurs, en plus de l’équipe numérique). Souvent, ce que l’on obtient est convenu, sans réflexion autour de la donnée (c’est un moyen pour moi d’identifier les manques) et rarement tourné vers les besoins des visiteurs. Les équipes pensent d’abord aux besoins de l’institution. Mon deuxième atelier reprend tout à zéro pour mettre l’accent sur les idées préconçues, les biais concernant les visiteurs et les cibles que l’institution souhaite toucher, et enfin, j’insiste sur la nécessité de s’appuyer sur les données disponibles (site web, réseaux sociaux, analyse sémantique des livres d’or etc.). Je recommande également dans un troisième temps d’intégrer des associations ou professeurs qui sont en contact avec les publics que l’on souhaite toucher pour affiner les personas. Depuis peu, j’intègre l’usage d’outils d’idéation tels que ChatGPT ou des générateurs d’images pour enrichir la discussion ou incarner  visuellement des situations.

Mon rôle consiste essentiellement à impulser la capacité à aller chercher une information pour compléter ce que l’on connaît, car in fine ce sont les agents qui comprennent le mieux les ambitions de l’institution et les besoins de leurs populations locales et régionales au travers d’études de publics récurrentes.

La deuxième partie de l’entretien, notamment autour de la découvrabilité, sera disponible prochainement.

Pour suivre Elisabeth Gravil

Site et ressources muséales de Museovation : www.museovation.co 

Profil LinkedIn : https://www.linkedin.com/in/elisagravil/

Pour aller plus loin

Visites en ligne : guide à destination des institutions culturelles : https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Innovation-numerique/Publications/Visites-en-ligne-guide-a-destination-des-institutions-culturelles

1 réflexion au sujet de “Défis du marketing stratégique numérique et de la découvrabilité des contenus pour les institutions culturelles. Première partie d’entretien avec Elisabeth Gravil, Museovation.”

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