Entretiens

L’intelligence artificielle au service de l’expérience muséale : un entretien avec Valentin Schmite d’Ask Mona.

[Illustration : Anonyme, Brûle-parfum (xianglu 香爐), entre 1600 et 1644, Musée Cernuschi, musée des Arts de l’Asie de la Ville de Paris, Collection en ligne, Paris Musée]

Besson, Julie

Depuis 2017, la start-up Ask Mona, fondée par Marion Carré et Valentin Schmite, met l’intelligence artificielle au service des institutions culturelles. Pour les musées, il s’agit d’outils au service de l’expérience muséale tant en amont, que durant et après la visite. Nous avons eu le plaisir de nous entretenir avec Valentin Schmite sur le sujet.

Julie Besson : L’histoire d’Ask Mona commence en 2016/2017, notamment en étant lauréat de l’appel à projets « Service numérique innovant 2016 » du ministère de la Culture : comment l’aventure a-t-elle commencé ?

Valentin Schmite : Avant de commencer Ask Mona, Marion Carré possédait un blog concernant l’histoire de Paris appelé Il était Paris. Ce blog proposait des contenus numériques divers comme des cartes interactives, un web documentaire sur l’histoire de la gaieté lyrique et des vidéos, ce qui n’était pas si répandu en 2016. Une communauté de lecteurs engagés s’est créée et des institutions culturelles souhaitaient communiquer ou faire des partenariats avec elle. Elle recevait des questions de ses lecteurs comme “Qu’est ce que je peux faire ce week-end comme sorties culturelles ?”. A ce moment-là, nous nous sommes dit avec Marion que ce serait intéressant d’automatiser la réponse pour toutes les activités culturelles.

Courant 2016, l’appel à projets « Service numérique innovant » du ministère de la Culture est lancé et il fallait déposer le dossier en septembre  : nous avions une idée, un nom et une vidéo explicative. Nous avions aussi deux partenaires : le CMN ( Centre des Monuments Nationaux) et Paris Musées. Ce projet fou réussit, nous sommes lauréats fin 2016. Nous étions tous les deux jeunes, Marion avait 21 ans et moi, 24. Nous n’avions pas de boîte au début et nous nous sommes professionnalisés. Nous avons mis à peu près 3 mois pour créer la structure Ask Mona, qui naît en 2017 avec pour premier but de créer un chatbot pour des recommandations de sorties culturelles, d’abord à Paris puis dans toute la France. 

La première année d’existence fût intéressante, mais il n’y avait pas encore de modèle économique. Nous aurions pu choisir celui de la médiation et de la curation pour prendre des commissions sur les billets vendus, mais beaucoup d’activités culturelles sont gratuites et il faut un volume important pour pouvoir gagner sa vie. D’autres part, nous souhaitions aussi développer des technologies et nous n’aurions pas assez dégagé avec ce modèle. Notre business model est né au contact des institutions culturelles qui souhaitaient un chatbot en marque propre pour répondre aux visiteurs. Nous avons donc commencé ainsi à faire du B2B. Ce passage de recommandations culturelles à B2B a pris un an. 

J. B. Est-ce que l’IA était la première technologie auquelle vous avez pensé  pour le chatbot ?

 V. S. Chatbot et intelligence artificielle sont liés : les premiers chatbots étaient des expériences d’intelligence artificielle. Il faut savoir qu’il y a plusieurs champs d’intelligences artificielles : la générative comme ChatGPT, la reconnaissance visuelle, la robotique et les mouvements, la compréhension du langage naturel ou “natural language processing”

Les chatbots font partie de ce dernier champ. Il y a deux types de fonctionnalités, soit par boutons – des arbres de décision massifs mais simples -, soit par un réseau de neurones, de compréhension du langage naturel où un mot, une phrase, une intention est reconnue par la machine pour vous apporter une réponse. Nous avons misé sur cette technologie là.

J. B. Comment avez-vous construit votre projet autour de l’intelligence artificielle , domaine alors émergent, notamment pour le choix de la technologie, le choix de personnes compétentes ? 

V. S. Nous avons souvent cette question qui peut paraître complexe et nous l’avons fait sans savoir que c’était compliqué au départ. Quand nous avons reçu l’argent pour l’appel, nous avons recruté en freelance une personne que nous avons rencontrée lors d’un meet-up autour des chatbots. Il a fourni un premier produit, puis nous avons recruté un stagiaire pour entretenir la technologie, puis un deuxième stagiaire qui est monté en compétences et devenu directeur technique, etc. Maintenant, la moitié de notre équipe se constitue de développeurs. Marion est plus technicienne que moi sur le sujet et a ainsi la capacité de juger les réalisations techniques. Nous avons tous les deux un fort intérêt pour le milieu sans être développeurs. 

De plus, notre projet étant technologiquement intéressant et lié à la culture, cela donne un sens au métier et nous permet d’attirer des talents aussi. 

J. B. La première innovation d’Ask Mona a été le chatbot : un agent conversationnel avec lequel il est possible d’échanger. Comment le chatbot permet-il d’améliorer l’expérience visiteur en amont pour les institutions muséales ?

V. S. Nous sommes partis d’un constat : il y a une véritable attente d’avoir des réponses rapidement. Le temps moyen passé sur un site internet est en baisse constante : il se situe à 2 minutes 17 actuellement. Mettre en place un système de questions/réponses rapides, c’est déjà rassurer le visiteur et lui permettre l’accès à l’information.

Ensuite, le mode de consommation de l’information a changé. Internet a été construit sous la forme d’un livre avec des pages, avec des index. Cet usage-là, très web1, a subi des évolutions massives que les pages internet n’ont pas forcément prises en compte. Notamment avec l’apparition des réseaux sociaux, du web2, du partage, du forum, de l’interaction. Cela a bouleversé la consommation de l’information. L’information se reçoit plus facilement sous la forme : une demande, une réponse, comme nous pouvons le voir avec le succès de ChatGPT. 

Nous avons utilisé ce mode de consommation d’information pour faciliter l’accès à la réponse aux visiteurs. 

Concernant l’expérience de visite, elle se définit sur les sites web par le contenu et la tonalité. Les sites de musées sont tenus d’avoir une communication institutionnelle, un peu lourde de sens avec des règles formelles pour l’écriture et les contenus. Or, je pense que la communication doit aussi être un moment de partage authentique. Les musées ont beaucoup d’authenticité à proposer, mais pas sur le site web. Cet espace du chatbot permet cette tonalité différente. Nous travaillons avec les institutions pour éditorialiser les réponses, créer des scénarios et travailler sur l’image voulue. Par exemple, pour le château de Vaux-le-Vicomte, le chatbot est incarné par Jean de la Fontaine. Il accueille les visiteurs en vers, en alexandrin :

“ Bienvenue sur ce site, ô noble visiteur,

Je me présente à vous, moi Jean de la Fontaine

En cette qualité, j’aurai l’immense honneur

De vous faire admirer les recoins du domaine “

Nous créons des histoires autour des personnages, afin d’avoir une identité et d’établir du lien. 

Ces trois points, accès, consommation et contenus permettent de créer du lien entre le visiteur et l’institution, ce qui est notre objectif chez Ask Mona.

J. B. Avez-vous eu des phases de tests? 

V. S. Bien sûr. Nous avons mis l’outil au plus vite dans les mains des utilisateurs afin d’avoir leurs retours, autrement, on peut avoir une mauvaise idée de ce qui marche et on se crée une chimère. Il ne faut pas hésiter à faire un outil un peu moins bon pour pouvoir récupérer les retours des utilisateurs. 

Nos tous premiers chatbots faisaient des erreurs, avaient des bugs, mais ne coutaient pas chers. Nos outils sont bien meilleurs aujourd’hui. Nous avons évidemment la volonté d’améliorer nos produits en permanence, même quand ils sont bien développés et font leurs preuves. Dans six mois, nos produits ont évolué, ils incorporeront d’autres technologies notamment l’intelligence artificielle générative, pour rester à l’affût des usages et des utilisateurs. Un peu plus d’un million de personnes ont utilisé nos chatbots. 

J. B. Comment réadapter les produits en permanence ? 

V. S. D’abord, lorsqu’une personne pose une question comme “eske ge peux venir demain au musée”,  la question va être reconnue par l’algorithme et s’il a un doute, il va nous interroger sur la nature de la phrase. Quand on va la valider, cela va entraîner tous les autres chatbots. Une question sur un chatbot entraîne le modèle général. L’entraînement des données permet l’amélioration continue du modèle général. 

Ensuite, nous travaillons aussi sur déclaratif avec un panel pour interroger et faire des entretiens qualitatifs sur ce que souhaitent les personnes. Nous faisons des tests UX (user experience). Ceci est compris dans nos services auprès des institutions. 

J. B. Le chatbot a ensuite pu être décliné pour de la médiation, en amont sur le site web, comme in situ dans les musées. Comment l’IA permet-elle aux visiteurs de s’approprier les collections d’un musée, d’interagir avec ?

V. S. Ma réponse va faire écho à ce que je disais pour les sites webs, car notre constat est similaire : l’information présentée dans les cartels des musées est parfois complexe. Avoir des systèmes de conversation permet d ‘horizontaliser la communication et de créer un lien.

Les responsables de médiation, les conservateurs, nous ont souvent dit que les visiteurs sont sur leurs téléphones, et ce, pour une raison principale : prendre des photos. Nous nous sommes alors dit que nous pouvions capitaliser cet usage en utilisant la reconnaissance visuelle. Il suffit de prendre une photo d’une œuvre d’art pour l’envoyer au chatbot. Les interactions sont textuelles, visuelles – pour faire observer des détails – ou même sonores – comme des podcasts pour se concentrer sur l’œuvre. 

L’usage du téléphone au musée est un fait, nous pouvons être contre, mais tout le monde prend des photos. La question est maintenant de savoir comment rendre cette pratique intéressante pour la médiation. L’intelligence artificielle a ici un rôle à jouer. J’ai cité deux technologies, celle de la reconnaissance visuelle et celle du langage naturel.

Nous sommes en train de développer d’autres formats avec l’intelligence artificielle générative spécifiquement pour la médiation. Il suffira de nourrir une plateforme avec des fiches pour qu’un visiteur puisse poser n’importe quelle questions sur une œuvre pour obtenir une réponse. Le but est de permettre aux médiateurs de créer des expériences, à partir des données qu’ils créent.

J. B. La dernière innovation d’Ask Mona est Ask Historic, un outil utilisant la puissance de ChatGPT et qui permet de dialoguer avec une figure emblématique d’une institution. Pouvez-vous nous en dire plus ?

V. S. Ask Historic est un outil qui existe après la visite. c’est un magnet d’un personnage historique, sur lequel figure un QR Code à l’arrière et qui permet d’avoir une discussion avec le personnage. L’intelligence artificielle sert ici à prolonger le lien après la visite. Nous avons une centaine de personnages aujourd’hui, comme Marie-Antoinette, et il sera possible de décliner l’objet avec des tableaux ou des personnages fictifs. 

Ask Mona travaille ainsi sur le triptyque avant, pendant et après la visite. Nous venons créer du lien, le prolonger et l’émerveiller dans la médiation et le conserver après sa visite, avec un souvenir interactif pour se replonger dans l’expérience vécue. 

Nous ne changeons pas les usages des visiteurs (les questions, les photos, l’achat de magnet…) mais nous cherchons l’interstice de l’innovation pour améliorer la pratique et pour proposer des expériences plus développées. Nous innovons à partir des usages existants.  

J. B. Pour vous, quel est le différenciant de l’intelligence artificielle parmi les outils à disposition des musées pour améliorer l’expérience du visiteur ?

V. S. En premier point, l’ultra-personnalisation : l’intelligence artificielle permet de parler à une personne différemment car l’input sera différent. Ce niveau de personnalisation est nécessaire dans un discours culturel. Une œuvre culturelle est comme un chemin d’escalade, il y a plusieurs chemins pour y accéder et il faut être capable de s’adresser au  plus grand nombre. Les musées étant des lieux de rencontre sociale, il faut être capable d’adapter son discours aux différents publics.  

En deuxième point, la massification de l’information permet de traiter beaucoup plus d’informations que d’autres technologies. Par exemple, la réalité virtuelle nécessite un temps de création qu’il faut recommencer à chaque fois. L’intelligence artificielle, avec la gestion des sources de données, démultiplie le procédé de création plus rapidement. Je peux citer en exemple l’usage de ChatGPT pour de la médiation culturelle. L’outil étant actuellement gratuit, les médiateurs peuvent s’en saisir pour demander à ChatGPT de traduire les textes de cartel en FALC et de les rendre accessibles, sans temps de production et avec un budget serré. C’est formidable de pouvoir faire ça. 

Enfin, les gens ont souvent peur de l’intelligence artificielle. Je réponds à cette crainte que l’intelligence artificielle est déjà partout en utilisant Google, en déverrouillant son téléphone avec une image… La technologie était peut-être moins visible ou moins impressionnante que ChatGPT, mais elle était déjà présente. La technologie de prévision de mots quand nous écrivons des sms utilise la même technologie que ChatGPT. 

L’intelligence artificielle est un outil qui dépend de l’usage que l’on en fait : il peut être terrible comme formidable. Ce que nous essayons de défendre, notamment dans un contexte culturel, est que l’outil peut œuvrer à la démocratisation culturelle. 

J. B. Pour vous, quelles sont les grandes tendances et opportunités qui se dessinent pour les musées grâce à l’intelligence artificielle ?

V. S. J’identifie trois grandes opportunités. Je constate d’abord beaucoup de curiosité. Nous proposons des séances de formation à ChatGPT dans un contexte précis (de muséographie ou de médiation). De plus en plus de personnes sont intéressées, de grandes institutions comme de petites institutions, pour des groupes de 3 à 100 personnes.

Ensuite, après la mode de ChatGPT, il y a un vrai besoin, notamment dans le secteur culturel, pour maîtriser la donnée. Nous travaillons dessus, sur le fait de pouvoir contrôler les bases de données de ChatGPT pour pouvoir promulguer des réponses. Ce n’est pas seulement un sujet technique mais aussi politiquement fort. Imaginez que demain, vous pouvez mettre vos données dans un produit et faire en sorte que ChatGPT ne se réfère qu’à cela pour répondre aux visiteurs. Les lieux culturels produisent beaucoup de contenus, produits par des spécialistes, mais peu sont exploités. La technologie faciliterait l’interaction avec le contenu.

Enfin, en 2022, ont émergé des questions de text to image avec des intelligences artificielles comme Mid Journey ou Dall-E pour générer des images. Je trouve que les musées ne se sont pas encore saisis de cela et je prédis des expériences autour de cela. C’est pour moi un sujet primordial qu’on peut développer. L’outil peut-être utilisé pour des ateliers pour enfants pour créer des œuvres “à la manière de”. Créer à la manière d’un artiste demande une éducation de l’œil. Je trouve que les historiens de l’art fournissent des meilleurs prompts, car ils connaissent les mots pour décrire les tendances et les styles. Il faudrait enseigner le prompt et l’art génératif dans les écoles d’art et d’histoire de l’art. Si demain, on me contacte pour enseigner l’écriture d’un prompt sur Mid Journey ou Dall-E en école d’art ou pour des historiens de l’art, je serai ravi de le faire et je pense que c’est nécessaire. Les conservateurs devront aussi être formés à l’usage de ces technologies. Je pense qu’il y aura un impact profond de l’art génératif dans les musées. 

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