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[ Illustration : Leopold Ahrendts, Berlin, Unter den Linden, Zeughaus, 1855 -1860, inv. n° 14201486, Kunstbibliotek, Berlin collection, Staatliche Museen zu Berlin]
« Sans doute la Shoah est-elle, irréductiblement, ce « trou noir au milieu de nous » (1) écrit George Didi-Huberman dans son ouvrage Sortir du noir. Comment alors représenter ce trou noir dans les musées ? Comment le rendre visible, comment le montrer ? Comment donner aux visiteurs des clés pour tenter de comprendre « l’incompréhensible » ? Comment raconter « l’indicible » ? Tels sont les paradoxes auxquels sont confrontés les concepteurs de musées racontant cette histoire.
Dans sa proposition architecturale pour le Musée juif de Berlin, l’architecte Danisel Libeskind propose de rendre l’invisible visible, et de matérialiser ce trou noir : « Voided Void » [Vide vidé] signifie prendre ce vide et le matérialiser sous la forme d’un bâtiment. Et le Voided Void – la Tour de l’Holocauste, comme on l’appelle maintenant – dans le Musée juif est l’espace qui met fin, d’une certaine manière, à l’ancienne histoire de Berlin […] C’est l’expression du néant du néant » (2). Ce vide vidé est une tour haute de plus de vingt-quatre mètres, éclairée seulement par une fine meurtrière donnant sur l’extérieur.
Le Musée juif de Berlin ouvre ses portes en septembre 2001. Il est le plus grand musée juif d’Europe, couvre 800 ans d’histoire, racontés sur plus de 3500m2 d’exposition. Depuis son ouverture, il a accueilli plus de douze millions de visiteurs. Vingt ans après son inauguration le musée a vu son exposition permanente entièrement rénovée. Après plus de cinq ans de réflexions, 18,6 millions d’euros de coût et trois ans de fermeture pour travaux, le parcours « Deux millénaires d’histoire juive-allemande » est devenu « Passé et présent juifs en Allemagne ». En fait partie la section de l’exposition intitulée « Die Katastrophe » divisée en six segments, qui retrace l’histoire des Juifs d’Allemagne de 1933 à 1945. Dans ce récit de la catastrophe pas de trou noir, mais des objets personnels, installations multimédias, et dispositifs visuels. Ces éléments racontent des histoires individuelles et collectives à différentes échelles, et parlent de réactions, solutions et entraide face aux persécutions. Cette section qui présente un programme de théâtre coloré, des plateaux de jeux où l’on peut s’installer, des photos de couples heureux, et tout cela baigné de lumière blanche est à l’opposé d’une représentation du vide et du trou noir.
Ce mémoire de recherche a pour corpus principal la section « Die Katastrophe », et tous les éléments curatoriaux qui la compose. Son étude a été guidée par des questions relatives à sa perception par les publics en comparaison avec les objectifs de la rénovation du musée. S’est notamment posée la question d’une juste mesure dans l’intégration de dispositifs interactifs et immersifs et leur impact émotionnel : il était essentiel de comprendre comment ces dispositifs influencent la perception des visiteurs en fonction de leurs profils et jusqu’où ces émotions contribuent à la compréhension des thématiques proposées, notamment dans le cadre de la narration de la Shoah. Dans le but d’étudier les ressentis des publics une série d’enquêtes a été réalisée au Musée juif de Berlin. Tout d’abord, des données quantitatives ont été collectées, par le biais de questionnaires distribués aux visiteurs. Deux séries d’enquêtes ont été réalisées, une en juillet 2022 et l’autre en janvier 2023. Au total 180 réponses aux questionnaires ont été obtenues. Des données qualitatives ont également été collectées : quarante entretiens semi-directifs à réponses libres ont été réalisés avec les visiteurs du musée.
On peut noter différents motifs curatoriaux et discursifs caractéristiques de la section du musée portant sur la période 1933-1945. Tout d’abord, l’histoire y est racontée du point de vue de la communauté juive allemande, tant sur le discours direct (témoin oculaire, personne déportée), que sur l’angle de par lequel elle est racontée (on met en avant le fait de créer des associations culturelles et sportives juives pour parler de l’exclusion). Le récit est raconté au moyen d’objets, eux-mêmes associés à des trajectoires et destins personnels. Les différents évènements sont racontés à échelle humaine, ce qui permet de prendre conscience de l’impact direct de la mesure des discriminations et e la violence sur le quotidien des juifs d’Allemagne. Cela peut également amener les visiteurs à ressentir de l’empathie pour les victimes et de s’identifier à elles. Le parcours marqué par une grande sobriété de fond et de forme. On y trouve des panneaux très épurés, les murs et le sol sont blancs, les polices utilisées sont de petite taille et discrètes : l’attention peut être portée sur les objets et le discours présentés plus que des dispositifs muséaux effectuant une pollution visuelle. Sur le fond, la souffrance des juifs d’Allemagne n’est pas montrée au moyen de photos ou vidéos d’archives des camps, ou de témoignages potentiellement choquants.
Les enquêtes auprès du public ont permis de parvenir à la conclusion que le parcours du musée est perçu comme interactif et que cela entraine des effets positifs sur les expériences de visite. Pour la majorité des visiteurs l’interactivité semble être un facteur d’attention et d’intérêt pour le parcours. On notera de plus un accroissement de la concentration, la capacité à lire plus d’informations, le fait d’apprécier la visite, ou encore le fait d’avoir une meilleure compréhension de l’histoire racontée. Ces avantages des outils interactifs semblent être compatibles avec une narration aussi sensible que celle de la Shoah, dans la mesure où ils ne provoquent pas aux visiteurs un surplus d’émotion, ni au contraire une aseptisation du discours. Ces dispositifs permettent au contraire de comprendre des thématiques complexes ou de prêter une attention particulière aux témoignages de contemporains des évènements. Ils permettent de plus aux visiteurs de rester attentifs tout le long du parcours. Ce point est pertinent dans la mesure où la section dédiée à la période nationale socialiste est située à la fin du parcours d’exposition permanente. Les études auprès des publics permettent également d’affirmer que la visite du parcours constitue une expérience immersive pour la majorité des visiteurs. Cependant, l’étude des réactions des visiteurs aux expériences immersives révèle une diversité de dynamiques et de perceptions : l’immersion ne peut être appréhendée de manière uniforme. Au contraire, elle engendre une gamme variée de réactions, allant de l’engagement total à la réserve complète. Le Musée juif de Berlin semble créer des expériences immersives particulièrement intenses, suscitant des réactions émotionnelles profondes chez les visiteurs. Les entretiens mettent en lumière des expériences de submersion marquantes, où les visiteurs se trouvent parfois dépassés par leurs émotions, notamment face aux installations telles que la Tour de l’Holocauste. Ces expériences, bien que bouleversantes pour certains, sont également saluées pour leur capacité à susciter une réflexion profonde. L’étude de ces réactions, replacées dans le contexte d’un musée racontant en partie une histoire douloureuse, nous montre également que l’insertion d’installations immersives présente des risques. En effet, un état de submersion trop marqué risque de provoquer un blocage cognitif empêchant les visiteurs d’être dans la compréhension contextualisée des événements. Il est certes important que le musée transmette l’aspect tragique de la Shoah mais il doit surtout être une espace transmettant les facteurs historiques et socio-politiques ayant conduit à ce génocide. N’en retenir qu’un sentiment d’angoisse ou de traumatisme ne va pas dans cette démarche d’apprentissage contextualisé. De même une forme de concurrence (même inconsciente) des sensations avec les victimes ne va pas dans ce sens, mais plutôt dans la direction d’une absence totale de distanciation avec l’histoire des victimes.
Finalement, se posait la question de l’aspect émotionnel de la visite, et de ses conséquences sur les processus de réflexions des publics. Cette étude a permis de montrer que l’exposition suscite une empathie contextualisée, permettant une compréhension profonde et nuancée de l’histoire sans identification directe à la souffrance des victimes. Les différents dispositifs permettent une juste mesure dans la provocation des émotions des visiteurs, évitant les pièges de l’anachronisme, de la confusion et du voyeurisme.
Alors que les installations immersives semblent générer des émotions fortes, du fait de leur aspect abstrait, elles ne semblent pas inspirer aux visiteurs la prise de perspective empathique de certaines situations historiques. À l’inverse, la citation de témoignages, comme des lettres ou extraits de journaux intimes, semble permettre aux visiteurs de ressentir une forte empathie pour les auteurs de ces écrits, et mieux comprendre leur situation, sans pour autant tomber dans une forme voyeuriste d’expérimentation de cette souffrance.
Finalement, cette étude a permis de montrer que, par l’expérience interactive, immersive et émotionnelle que constitue le parcours du musée, les visiteurs sont amenés à repenser des aspects du présent. Un large panel de réaction est évoqué, allant de situations générales à vécues, des victimes aux bourreaux, des (non) lieux de mémoire à l’empathie pour les réfugiés. C’est la façon dont le musée a été conçu qui engendre ces réflexions : pour certains visiteurs cela se fait à partir d’éléments abstraits (le Memory Void), leur permettant aisément de se représenter d’autres situations et groupes de victimes. Pour d’autres cela passe au contraire par des éléments très ancrés dans l’histoire (bannières, couvertures de journaux) qui leur permettent de mettre en évidence un lien avec une situation politique ou sociale actuelle. Pour d’autres enfin, cela passe par les éléments interactifs du musée, les ayant particulièrement marqués (vidéos des interviews de rabbins, station d’écoute de chants de prières). On peut en conclure que ce qui fait la force et la richesse de ce parcours est justement sa diversité. Le fait que chacun puisse y trouver des éléments auxquels il est réceptif permet au musée de s’adresser à un grand nombre de profil de visiteurs, et de leur invoquer de nombreux types de réflexions.
En conclusion, cette étude démontre que le parcours interactif, immersif et émotionnel du Musée juif de Berlin parvient à susciter une réflexion profonde chez ses visiteurs. L’équilibre entre l’engagement émotionnel et la compréhension historique permet de créer une expérience nuancée qui évite les écueils du voyeurisme ou de l’anachronisme. La compréhension, mémorisation, et la réflexion éclairée à propos de ces thématiques par différents types de publics est cruciale au vu d’un contexte social de mémoires plurielles, et parfois contradictoires.
Notes de fin
- DIDI-HUBERMAN Georges (2015). Sortir du noir, Les Éditions de Minuit, p. 8.
- Daniel Libeskind cité dans BINET Hélène (1999), Jewish Museum Berlin, G+B Arts International, Amsterdam, p. 30, traduction de l’autrice.
Références bibliographiques
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- ASSMANN, Aleida et BRAUER, Juliane (2011). « Bilder, Gefühle, Erwartungen. Über die emotionale Dimension von Gedenkstätten und den Umgang von Jugendlichen mit dem Holocaust », Geschichte und Gesellschaft,, vol. 37, n° 1, p. 72-103.
- GRYNBERG, Anne (2003). « Du mémorial au musée, comment tenter de représenter la Shoah ? », Les Cahiers de la Shoah, , vol. 7, n° 1, p. 111-167.
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