Entretiens

Le care au musée, une question politique. Un entretien avec Sylvain Daudier, attaché parlementaire au Sénat Belge et Parlement bruxellois.

[ Illustration : Jan Breughel II, L’adoration des mages, 1600, Antwerp, KMSKA, inv. 922, CC0, artinflanders.be, Photographie : Hugo Maertens]

Zéo, Guirec / Daudier, Sylvain

Sylvain Daudier est le rédacteur de la proposition de résolution relative à une approche complémentaire culturelle et non médicamenteuse dans le cadre de l’offre de soins dans le domaine de la santé mentale et plus particulièrement le « caring museum ».

Guirec Zéo – Dans un premier temps, pourrais-tu nous expliquer comment en es-tu arrivé à rédiger, dans le cadre de tes fonctions de collaborateur auprès du sénateur belge Julien Uyttendaele, la proposition de résolution “relative à une approche complémentaire culturelle et non médicamenteuse dans le cadre de l’offre de soins dans le domaine de la santé mentale et plus particulièrement le «caring museum»” ?

Sylvain Daudier – J’ai débuté cette aventure politique dans un premier temps au sein du Parlement Bruxellois par la rédaction de questions parlementaires pour différentes commissions avec la bienveillance et les conseils avisés de Julien Uyttendaele et de son précédent collaborateur, Jean Leclercq.

Bien que principalement en « commission mobilité », j’ai pu trouver des connexions avec l’art et le patrimoine artistique, y compris dans d’autres commissions : la conservation des œuvres de Jean-Michel Folon dans l’espace public géré par la compagnie de transport bruxelloise, la pérennité du Musée Marc Sleen et des actions menées par sa fondation, les subsides en vue de soutenir le secteur de la bande-dessinée en Région Bruxelles-Capitale,…

S’en est suivi la découverte du Sénat, lieu de rencontre des entités fédérées à la fois territoriales et linguistiques qui y font siéger leurs représentants. C’est à ce titre que Julien Uyttendaele y siège. J’ai eu la chance d’être épaulé par celui qui a été mon mentor jusqu’à sa retraite (et même après) car le degré d’exigence et les compétences du personnel de cette institution y sont particulièrement importants. S’il fallait qualifier le Sénat belge en trois mots, ce serait la réflexion, l’expertise et la transversalité.

GZ – À quel moment t’es-tu intéressé au modèle du caring museum ?

SD – Les relations entre l’art et la santé m’intéressent depuis longtemps. Je connaissais certains projets du MOMA (N.Y.C.) ou du Dr Ghislain Museum (Gand) sans pour autant y avoir assigné le terme de « care ». J’avais pris connaissance également de l’initiative québécoise du Musée des beaux-arts de Montréal qui m’avait semblé intéressante mais dont je n’avais pas mesuré le réel potentiel. 

C’est lors de la crise du COVID, qu’elle a pris tout son sens. 

Malgré les contraintes multiples telles que les jauges, les créneaux de réservation obligatoires, le port du masque, etc., les musées ont été à titre personnel une véritable « bulle culturelle » de bien-être. J’ai alors pris conscience du privilège de vivre dans un pays doté d’une offre muséale importante et accessible et du rôle que les musées et leur personnel peuvent tenir.

GZ – Quand cette prise de conscience – celle dans laquelle les musées peuvent constituer des “bulles culturelles de bien-être” – s’est-elle muée en projet politique ? Quel en était alors l’objectif ?

SD – Elle s’est développée progressivement, déjà latente lors de la rédaction de questions parlementaires sur le patrimoine artistique dans le cadre de la « commission mobilité » du Parlement Bruxellois.

L’une d’elles en particulier a été un élément déclencheur.

Lors d’une visite à La Hulpe, j’ai eu l’occasion d’échanger sur l’état déplorable de « Magic City », la fresque de Folon, avec l’équipe de la fondation éponyme. L’œuvre sise dans la station de métro Montgomery faisant partie du patrimoine artistique géré par le réseau de la STIB, elle est donc sous la responsabilité de la ministre de tutelle.

Si l’œuvre demeure malheureusement en péril à ce jour en attente de décisions politiques périphériques, j’ai pu tirer deux principes de cette expérience :

  • Le changement du niveau politique interpellé n’aboutit pas toujours au déblocage d’une situation mais peut toutefois favoriser la mise en lumière d’une problématique et fournir des outils de réflexion ;
  • L’art et la culture peuvent être convoqués dans des contextes parfois inattendus.

Reste qu’à ce stade la mutation de l’approche empirique des « bulles culturelles de bien-être » à celle d’un projet politique nécessitait encore de trouver le bon « canal » ou le bon « format ».

C’est du Sénat qu’a émané cette opportunité avec un texte adopté depuis et sur lequel j’ai fait mes premières armes : la résolution « relative à la mise à disposition de la naloxone en vue de réduire le nombre de décès liés aux surdoses et la mise à disposition d’eau pour préparation injectable afin de diminuer les risques sanitaires liés aux injections » (S.7-346).

C’est un sujet délicat et extrêmement important que Julien Uyttendaele portait depuis son précédent mandat en Région Bruxelles-Capitale. Une situation surréaliste, soumise à l’intervention de différents acteurs et niveaux de pouvoir, dans laquelle le secteur de la réduction des risques n’était pas autorisé à mettre à disposition des médicaments pourtant indispensables à sa mission comme c’est pourtant le cas dans de nombreux pays. Persuadé que le Sénat avait un rôle à jouer, il m’a confié la rédaction du texte dont l’adoption a permis ensuite de faire passer un décret  en Région Bruxelles-Capitale afin d’offrir un cadre légal clair et sûr.

Dès lors, j’ai été convaincu qu’un texte politique peut être un puissant levier de changement lorsqu’il a vocation d’être au service des acteurs et des citoyens, mais il m’a également semblé possible d’employer une stratégie similaire concernant le « caring museum ». 

GZ – Donc si je comprends bien, tu as eu cette idée au moment de la rédaction de la résolution relative à l’usage de la naloxone ?

SD – Ce texte, en véritable révélateur, a nourri ma conviction que le « format » de la résolution et le Sénat pouvaient constituer des leviers importants pour aborder le concept de « caring museum » et, partant, le faire progresser. Dans cette hypothèse, il semblait possible, grâce à la transversalité spécifique à cette assemblée, d’élargir le champ jusque-là communal de l’expérience bruxelloise en explorant d’autres initiatives, notamment celle menée au Québec.

GZ – Comment s’est déroulée la “maïeutique” avec Julien Uyttendaele ?

SD – Pour Julien Uyttendaele, de nombreux sujets, pour autant qu’ils soient sérieusement entrepris et qu’il soit convaincu de leur vocation d’utilité publique et sociétale, peuvent être portés devant les différentes assemblées dans lesquelles il siège. Il faut souligner qu’au regard de l’énergie mise en oeuvre, « l’incarnation » d’un texte politique est également un facteur particulièrement déterminant de sa réussite.

Plus généralement, nous n’avons pas de modus operandi et dans le cas des prescriptions muséales, j’ai simplement « pitché » le projet pour lequel il a immédiatement marqué son accord. Ensuite nous avons échangé régulièrement sur l’avancée du projet avec tous les canaux que nous utilisons au quotidien pour les autres travaux.

GZ – Comment la proposition a-t-elle été conçue ?
SD – Le point de départ reposait simplement sur le constat empirique personnel des « bulles culturelles de bien-être » qui fait presque office de lieu commun. « Ça fait du bien ces visites dans les musées ! Ça devrait être remboursé par la sécurité sociale. »

Quelques recherches préliminaires pour compléter les informations relatives aux initiatives québécoise et américaine m’ont permis d’étayer suffisamment le concept pour le présenter à Julien Uyttendaele.

En matière de conception, malgré une apparente similitude et certaines étapes communes, chaque résolution demande une approche spécifique qui dépend de multiple facteurs : le sujet, son caractère clivant, le calendrier politique, les négociations éventuelles, etc.

Concernant précisément ce texte, notre stratégie devait impérativement prendre en considération les contraintes temporelles et organisationnelles (nombre de commissions restantes, fin de législature). Or, lorsqu’un sujet soulève un nombre important de questions, plusieurs séries d’auditions sont généralement organisées. La volonté de mettre l’accent sur les développements (particulièrement conséquents pour une résolution) émanait donc de l’intention de délivrer aux commissaires un texte le plus solide, documenté, sourcé et transparent possible, afin de tenter d’apporter en amont un maximum de réponses. 

L’étape des recherches préliminaires tant sur le plan politique que technique ou juridique est donc primordiale pour valider en amont et au moins partiellement, les hypothèses et le bien fondé du projet.

Comme il est couramment d’usage, une audition complémentaire et un avis écrit ont été demandés. Il a alors paru particulièrement opportun et pertinent d’inviter l’ICOM représentée par sa présidente et des représentants du comité belge. L’avis écrit de la mutuelle Solidaris concernant la mise en place d’un projet pilote a quant à lui été suivi sous la forme d’un amendement adopté. L’argumentation se forge ensuite concomitamment à la rédaction et au travail de vérification des sources. L’adhésion des représentants politiques de toutes les régions et de toutes les communautés linguistiques est à ce prix d’autant que certaines compétences, comme la santé et la culture, sont extrêmement délicates à manipuler et parfois soumises à crispations.

Le texte a ensuite suivi un parcours assez classique : validation par le centre d’étude du parti, ouverture à la co-signature auprès des autres partis politiques (à l’exception des conservateurs et surtout des extrêmes), audition et vote en commission puis vote en plénière.

GZ – Quelles ont été les réflexions qui ont émergé lors de la rédaction de la proposition ? Quelles en sont les principales mesures ? 

Au cours de mes recherches, j’ai pu relever trois thèmes constitutifs à la fois distincts et  interconnectés qui m’ont servi à établir la structure.

  • L’évolution de la perception sur la santé mentale vers « une ressource essentielle à protéger, alimenter et soutenir » ;
  • L’évolution de la place et du rôle des musées ;
  • La reconnaissance de l’art comme déterminant social et de son impact en matière de santé mentale en soulignant le cheminement d’une approche uniquement intuitive et mystique à la scientifisation.

Le texte tente donc de démontrer la convergence de ces thèmes au fil du temps jusqu’à leur intrication sous la forme du « caring museum » et de faire apparaître la nécessité de mener des politiques intégrées et cohérentes en concertation avec tous les acteurs concernés.

Parmi les mesures proposées on peut citer :

« Promouvoir la conception plus globale de la notion de « thérapeutique » dans la perspective de laquelle les prises en charge médicamenteuses et non médicamenteuses sont perçues comme complémentaires dans un objectif à la fois curatif et préventif. »

Il est nécessaire de prendre différentes mesures liées à l’information et la formation de tous les acteurs concernés non seulement du domaine médical, culturel et politique mais également des patients, car il faut reconnaître que le « caring museum » manque encore beaucoup de visibilité.

« Veiller à ce que des programmes « d’art pour la santé » existent et soient accessibles au sein de la communauté ».

L’accessibilité dans tout ce qu’elle peut signifier en terme de mobilité, de finance, de culture, de genre, etc., est intrinsèquement liée au « caring museum ». En ce sens, les projets « hors les murs », dans les rues, en institutions de soin, en milieu carcéral ou en milieu rural ainsi que la décentralisation des grandes institutions à l’instar de certains musées français, peuvent présenter une complémentarité intéressante.

« Investir dans des études supplémentaires portant en particulier sur un recours accru à des interventions dans le domaine de l’art et de la santé, et sur l’évaluation de ces dernières. »

Nous avons tenté de démontrer dans les développements de la résolution que le « caring museum » émane d’un long processus de réflexion et d’introspection du monde muséal, médical et institutionnel à l’échelle internationale. De même, nous avons souligné la nécessité de corroborer certaines hypothèses par des études  qualitatives et quantitatives ainsi que de mettre en place des projets pilotes.

GZ – Lors de ta rédaction, as-tu pu percevoir un intérêt politique pour le bien-être au musée, pour le care, en Belgique ? 

Que ce soit au groupe du Sénat ou du centre d’étude, il y a un intérêt pour le « caring museum » au sein du parti qui a par ailleurs soutenu l’initiative bruxelloise. Plus globalement, hormis de rares détracteurs goguenards et conservateurs, le texte a reçu un accueil très favorable et ce, au sein de formations politiques différentes.

Même si nous ne sommes pas à l’abri de quelques « coups de comm’ » opportunistes, le monde politique a vraiment saisi la vocation d’utilité publique et sociétale du « caring museum ».

En Belgique, l’offre muséale est particulièrement riche et le care est déjà très présent. L’ICOM a par ailleurs entamé un travail de curation des initiatives. Si certaines sont éparses et encore peu consolidées, de nombreuses initiatives commencent à se coordonner et à faire valoir des expertises. 

GZ – Quel a d’ailleurs été le rôle de l’ICOM (et éventuellement d’autres partenaires muséaux) dans ce projet de résolution ?
SD – La volonté d’opter pour un texte très documenté et extrêmement sourcé nécessitait de travailler sur un corpus publié. On peut dire, au vu du volume de documents de L’ICOM et de l’ensemble des institutions concernées, qu’ils ont été impliqués dans le travail de rédaction de manière implicite.

Il faut aussi rappeler que c’est précisément grâce au travail de réflexion et aux publications de l’ICOM, y compris sous sa forme originelle « OIM », qui ont permis de même en évidence l’évolution de la nature et du rôle des musées.

GZ – Maintenant que la résolution a été votée (Le 8 mars 2024), pourrais-tu nous expliquer de quelle(s) manière(s) elle va pouvoir participer au développement du care dans les musées belges ? 

SD – Le texte a fait l’objet d’un premier vote en commission des affaires transversales le 2 février 2024 (pour 4, contre 3, abstention 4) afin d’être renvoyé en séance plénière pour le vote du 8 mars 2024  (pour 26, contre 0, abstention, 6). Par ailleurs, certains abstentionnistes en commission ont voté ensuite favorablement en séance plénière.

Ta formule « Maintenant que la résolution a été votée » illustre parfaitement le fait que le vote marque la fin d’un processus et le début d’un autre. Plusieurs temps coexistent et nous entrons à présent dans celui de l’appropriation et de la réflexion concernant sa mise en œuvre car un texte politique doit vivre, sans quoi il n’est que littérature.

Considérant la nature non contraignante d’une résolution, son adoption vise à lui conférer une légitimité afin d’en assurer ensuite la mise en œuvre effective. Par ailleurs, comme l’a rappelé Julien Uyttendaele en commission, « l’objectif de cette résolution est de mettre en évidence une alternative et d’encadrer celle-ci ».

Nous sommes donc en contact avec plusieurs acteurs et menons une réflexion pour poursuivre ce travail au-delà de cette législature afin de le développer.

L’ICOM, par la voix de son comité belge qui s’était proposé pour faire évoluer et pour structurer ce projet sociétal essentiel, est particulièrement actif. Il endosse à la fois le rôle de relais en diffusant les informations émanant du politique auprès de ses membres et celui de conseiller en étant force de proposition.

GZ – Sais-tu s’il y a des politiques prêts à soutenir le projet ?

SD – Oui, très clairement, à commencer par celles et ceux qui ont soutenu cette résolution. Mais il y a également celles et ceux qui soutiennent déjà directement ou indirectement toutes les initiatives en agissant au niveau législatif ou exécutif, et du niveau communal au niveau fédéral.

Bruxelles : Musée sur Mesure aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique (MRBAB), les 4 musées de la Ville de Bruxelles (expérience des prescriptions médicales avec le CHU Brugmann), Art et marges Museum…

Wallonie : Musée L de LLN, Musée royal de Mariemont, Musée de la Photographie à Charleroi, Trinkhall à Liège…

Flandres : Museum M en PARCUM à Leuven, ‘t Grom, Museum Hof van Busleyden et Speelgoedmueum à Malines, Hopmuseum et Talbot House à Poperinge, Mode Museum, Red Star Line Museum, MAS, Middelheim, KMSKA à Antwerpen, Museum de Mindere à Sint-Truiden, Museum Dr Guislan, MSK, Industriemuseum, Huis van Alijn, Design Museum à Gent; Navigo Visserijmuseum et Abdijmuseum Ten Duine à Koksijde, Museum texture à Courtrai, Museum van Deinze en de Leiestreek, …

GZ – As-tu des exemples d’actions/de mesures ? Ou des idées concrètes à partager ? Quelles peuvent être les écueils du “caring Museum” ? (budget ? Professionnel.les compétents ? feuille de route cohérente ?)

SD – ICOM Belgique suggérait lors de son audition au Sénat de créer un observatoire belge de la muséothérapie et d’apporter son aide, du moins dans le suivi de l’évolution des bonnes pratiques sur le terrain. Par ailleurs, le comité soulignait que pour faire évoluer et pour structurer ce projet sociétal essentiel, il est nécessaire :

  • D’apporter une aide structurelle aux musées pour les aider à consolider leur activité thérapeutique et leur offre en matière de bien-être, ainsi qu’à développer des techniques de médiation;
  • D’apporter une aide structurelle au secteur médical et de soins pour améliorer sa connaissance des potentialités des musées et développer les collaborations et évaluations;
  • Non seulement d’investir dans les soins aux malades, mais aussi de bénéficier d’un service amélioré des musées comme acteurs de prévention contre les maladies mentales de nos sociétés.

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