[Illustration : Xie Shichen, Winter Landscape, Ming Dynasty, XVIe siècle, Chicago, Art Institute, Collection en ligne ]
Les artistes femmes accèdent au tournant du XXe siècle à une formation artistique équivalente à celles des hommes, au statut de professionnelles de l’art et à des commandes officielles. Le contexte de l’empire colonial français leur offre des circonstances opportunes de carrière, ainsi que l’occasion de se rendre à l’étranger, ce qui reste plus difficile pour une femme à cette époque. Ces artistes femmes ont la particularité d’avoir bénéficié de nouvelles possibilités (voyages, financements) qui leur étaient auparavant difficilement accessibles, tout en créant des œuvres visuelles qui s’inscrivent dans un cadre colonial. Leur émancipation est donc ambiguë, puisqu’elle a lieu dans un rapport de pouvoir entre les puissances impériales et les pays colonisés. Ces œuvres d’art ont la particularité de s’intégrer dans une culture visuelle et matérielle qui dépasse le milieu des beaux-arts. Les expositions universelles et coloniales, par exemple, donnent à voir un ordre du monde et une hiérarchie entre les « peuples ». Dans quelle mesure ces œuvres sont-elles le témoignage d’une réalité ou d’une représentation européenne sur « les lointains » ?
Les artistes femmes avaient-elles des spécificités par rapport à leurs homologues masculins dans l’organisation des voyages, les aires géographiques explorées, le style artistique ou les sujets représentés ? Leurs créations artistiques et leurs imaginaires sont-ils singuliers par rapport à ceux des hommes ? Se conforment-elles à un système plus vaste (par contrainte, opportunisme ou adhésion) ou leurs œuvres laissent-elles entrevoir une indépendance intellectuelle et artistique ? Quel est le contexte de création (commandes publiques, bourses) et de réception de leurs œuvres (lieux d’exposition, finalité) ? Quelle place dans leurs carrières ces voyages occupent-ils ?
La première intervention cherche à porter un regard analytique sur cette exposition et sur le champ des possibles qu’elle ouvre pour les collections muséales et l’histoire de l’art (nouveau corpus d’artistes, visibilité). Les autres interventions replacent ces trajectoires féminines dans le contexte colonial. Cette table ronde met en avant la mobilité des artistes femmes et leurs créations. D’une part, les artistes occidentaux se rendaient dans les territoires colonisés, d’autre part les artistes issus de ces pays venaient se former en Europe.
Eva Belgherbi – « Femmes artistes en contextes »
Eva Belgherbi s’intéresse au voyage dans ses recherches sur la formation des sculptrices en France et au Royaume-Uni. Certaines des artistes de son corpus se sont rendues dans les territoires dominés par ces deux puissances coloniales à la fin du XIXe siècle. Elle publie également des articles sur son carnet Hypothèses dans lesquels elle s’interroge sur les expositions de femmes artistes. Elle y souligne plusieurs problèmes posés par ces expositions qui se développent en France principalement depuis l’accrochage elles@centrepompidou. Artistes femmes dans les collections du Musée national d’art moderne (mai 2009-février 2011), bien que ce ne soit pas la première exposition de ce type, comme l’a étudié Justine Bohbote (1).
Depuis les années 2010, les expositions sur les femmes artistes se sont multipliées au point de devenir un label. Des musées réunissent un corpus d’artistes femmes, sans l’accompagner forcément de recherches et d’un propos scientifique. Ces expositions attirent du public, elles sont médiatisées et elles donnent une image sociale positive du musée. De telle sorte que cela s’apparente parfois plus à une opération de communication, qu’à un engagement social de l’institution ou à une volonté de diffusion des recherches récentes. Les expositions qui parlent des femmes artistes ne sont pas nécessairement féministes.
Par ailleurs, la volonté, souvent affirmée par ces expositions, de réhabiliter les femmes artistes, de les sortir de l’oubli ou de leur rendre justice, amène à une idéalisation de leurs figures. Elles auraient toutes eu un grand talent et défié les conventions de leur époque. Elles sont souvent perçues au prisme de notre temps et le terme de « féministe » leur est apposé de manière anachronique. Certaines créatrices n’étaient pas féministes, comme Camille Claudel. Parfois, on ne peut pas le déterminer par manque de sources. L’écueil serait de projeter sur ces artistes des fantasmes actuels ou de tordre la réalité historique pour qu’elles correspondent à un discours actuel porteur.
Cela amène un autre problème : celui du vocabulaire. Le titre de l’exposition Pionnières, Artistes dans le Paris des Années folles au musée du Luxembourg (mars-juillet 2022) met en exergue le terme « pionnière » qui est ensuite répété à l’infini dans les produits dérivés de la boutique, tel un slogan marketing. Or, ce terme est faux historiquement : les artistes des années 20 et 30 s’inscrivent dans la continuité de ce qui a été commencé au cours du XIXe siècle. De plus, le terme renvoie directement à une dimension coloniale et à la conquête violente de territoires. Pourtant, ce mot est très employé dans les médias, les podcasts et les réseaux sociaux pour glorifier les femmes artistes et les célébrer.
À cela s’ajoute le risque d’homogénéisation des femmes artistes. Par exemple, Lucie Cousturier (1876-1925) et Anna Quinquaud (1890-1984) n’ont pas la même vision du système colonial, la première étant plus critique et la seconde ayant mené une carrière institutionnelle. Leurs parcours et leurs opinions diffèrent. De même, les femmes artistes n’ont pas porté un regard féminin uniforme sur leurs modèles. Elles n’ont pas en commun une seule et même perception et elles ne partagent pas la même expérience que toutes les autres femmes. Cela peut créer un véritable biais, comme dans la salle intitulée « Pionnières de la diversité », réunissant les femmes ayant voyagé et réalisé des œuvres à l’étranger, qui présuppose que les femmes seraient plus ouvertes à la question de la domination des autres puisqu’elles la subissent et qu’elles ont également été mises à la « périphérie ».
La contextualisation historique semble être le fil rouge à suivre afin d’éviter les projections et les déformations. En complément de l’approche formelle, l’approche contextuelle aurait pu être davantage développée dans l’exposition Artistes voyageuses. L’appel des lointains en donnant des clés de compréhension dans les cartels sur les artistes coloniales et la colonisation. Les œuvres d’art s’inscrivent dans un contexte colonial, elles sont produites à un moment particulier et pour un public. Les voyages des femmes artistes ont été possibles grâce à l’administration coloniale et pour servir sa propagande. Les images créées, même celles qui semblent n’être que des représentations pittoresques d’un ailleurs, ne sont donc pas neutres. La mise en contexte permet également de situer l’emploi de certains mots, comme celui de « nègre » par la sculptrice Anna Quinquaud, profondément inscrit dans la pensée coloniale et la hiérarchisation des personnes.
Jade Norindr – « Les artistes françaises en Indochine : voyages, explorations et fantasmes de l’Asie »
Jade Norindr a étudié dans son mémoire de Master les représentations des femmes d’Asie du Sud-Est dans la peinture coloniale afin de se pencher sur les rapports de domination entre les artistes et leurs modèles. L’Indochine est une colonie de peuplement qui comprend le Laos, le Vietnam et le Cambodge. Se rendre dans les territoires colonisés et participer à l’effort colonial représente une forme d’émancipation pour les femmes de l’époque, cela est même encouragé par certaines féministes. Les femmes artistes ont voyagé en Indochine par leurs propres moyens, en compagnie de leurs époux ou en répondant à des commandes officielles. La Société coloniale des artistes français crée le prix d’Indochine en 1910 qui permet aux artistes d’y voyager. Le prix est officiellement revendiqué comme un outil de propagande artistique qui vise à mettre en valeur les colonies. L’Ecole des beaux-arts d’Hanoï est créée en 1925. Les documents d’archives permettent de retracer les parcours des artistes en Indochine. Ils se limitent à Saigon, Angkor ou des stations balnéaires. Ils se rendent également dans les montagnes pour observer les minorités ethniques, notamment à Lào Cai. Le dessous des images révèle que des accords ont été passés avec les populations locales pour qu’ils acceptent de poser pour les artistes et qu’elles soient mises en scène. Les deux femmes artistes Marie-Antoinette Boullard-Devé (1890-1970) et Alix Aymé (1894-1989) ont vécu en Indochine et elles se sont rendues dans des zones moins facilement accessibles, sans pour autant se défaire de leurs biais colonial.
Marie-Antoinette Boullard-Devé est partie en tant qu’artiste peintre contractuelle du gouvernement général en 1923. Elle a un titre officiel et elle est porteuse du propos colonial. Elle n’est pas une femme artiste à la marge. Elle a participé pleinement à la construction du discours colonial. Ses travaux ont été financés et elle a reçu la Légion d’honneur en 1933. Boullard-Devé a été affectée au département des études d’un musée ethnographique qui aurait dû voir le jour à Saigon. Dans ses œuvres, elle cherche à catégoriser les types qu’elle rencontre dans la colonie. Elle représente les modèles sur le vif, au travail ou dans la vie quotidienne. L’artiste se positionne en observatrice, elle instaure une distance entre elle et ses modèles. Elle réalise des portraits ethnographiques, en lien avec la science des races de l’époque. Les traits, les habits et les bijoux donnent des indications ethnographiques sur les personnes. Les modèles ne sont pas identifiés par leur nom. Les titres les désignent par leur provenance géographique ou leur ethnie, comme « femme du Haut Tonkin », afin de les classifier. L’aspect scientifique et exhaustif du travail de l’artiste a été apprécié par les critiques.
Alix Aymé s’est rendue au Laos en 1929, afin de réaliser des toiles commandées par le gouvernement pour l’exposition universelle de 1931. Son séjour a été financé pour qu’elle représente ce que la colonisation a apporté au Laos et ce que le pays apporte à l’empire colonial français, en tant que « perle de l’empire ». Les œuvres d’Aymé sont empreintes du thème du primitivisme. Elle évoque les œuvres de Gauguin à Tahiti dans sa correspondance avec son professeur Maurice Denis et elle souligne que les « Laotiennes ressemblent aux Tahitiennes ». Les artistes partent en Indochine nourris de leur éducation artistique européenne, de ses références et de ses motifs. Ils cherchent à retrouver auprès des minorités ethniques un éden perdu et un « bon sauvage » vivant proche d’une nature foisonnante. Le pays serait propice à l’oisiveté et à l’alanguissement. Le Laos est perçu à travers le fantasme d’un cadre idyllique. Aymé le définit dans une chronique comme « le pays où tout le monde est heureux ». Les représentations qu’elle en fait sont paisibles et donnent à voir une colonie pacifiée. Elle crée des scènes pittoresques de femmes asiatiques au travail. Le thème de la marchande de fleurs est un prétexte pour montrer une femme, des fleurs et des habits traditionnels (comme le chapeau plat qui rend la scène exotique) de manière décorative. Le travail est figuré de manière très esthétique et stéréotypée. L’exploitation des indigènes et leurs conditions de travail, les famines et les troubles politiques ne sont pas présents dans ces images. Le motif de la femme nue allongée, même s’il est créé par une femme artiste, perpétue les codes de l’orientalisme et de l’érotisme à destination d’un public masculin occidental. Aymé a notamment représenté une jeune fille cham, une minorité musulmane, les seins nus, mais les cheveux voilés. Cela donne l’illusion que l’artiste féminine aurait eu le privilège de pouvoir entrer dans l’intimité d’une femme qui ne doit pas se découvrir en public.
En conclusion, Boullard-Devé et Aymé rapportent dans leurs peintures une vision très lissée et idyllique de l’Indochine. L’effacement des oppressions s’explique par le fait qu’elles sont mandataires du gouvernement colonial et qu’elles répondent à des commandes officielles. Même si ce sont des femmes artistes, leurs œuvres ne se situent donc pas à la périphérie ou en opposition avec le discours colonial.
Emilie Goudal – « D’Anita Rice à Juanita Mabrouk, itinéraire(s) et traversée d’une artiste en Algérie coloniale »
Anita Rice est une artiste américaine, née en 1904 près de Boston, dont les changements de noms révèlent de quelle manière elle a été traversée par ses itinéraires. Issue d’une famille modeste, elle grandit à Brooklyn dès l’âge de douze ans. Elle a suivi quelques cours du soir à l’Art Institute de New York et elle travaille comme modèle pour réunir l’argent nécessaire à son désir d’entreprendre un grand voyage à Paris, la capitale des arts. Elle y fréquente l’atelier de Fernand Léger. Pour parfaire sa formation, elle voyage en Europe et dans les espaces de l’empire colonial européen. Elle se rend en Italie, en Grèce, en Égypte et finalement en Algérie où elle reste près de quatre années. Elle s’établit à Boussaâda, une des destinations touristiques aux portes du Sahara. La ville est un endroit où se met en place un tourisme folklorique, les personnes viennent à la recherche de la découverte du désert et de l’authenticité. L’offre touristique est adaptée pour que les visiteurs trouvent ce qui correspond à leur fantasme des lointains, véhiculé par des représentations, dans la peinture ou la littérature. Les populations dites indigènes s’adaptent à cette demande. Anita Rice devient Juanita Mabrouk après son passage en Algérie coloniale. En 1933, elle accouche d’un enfant dont le père est son guide algérien. Elle a vécu avec des personnes algériennes, même si la relation a été mal vue. Elle rentre avec son fils aux États-Unis en 1935. Elle ramène près de deux cents œuvres de ces années en Algérie. Ses œuvres sont similaires à celles réalisées par d’autres artistes à la même période, comme les aquarelles de Kandinsky en Tunisie. Elle s’inscrit dans une façon européenne de voir le territoire oriental, exaltant le soleil et les couleurs. Ses peintures orientalistes représentent des scènes de genre (aveugles, enfants, etc.), quelque peu ethnographiques. Ses œuvres sont exposées à son retour au Brooklyn Museum, mais elles ne rencontrent pas de succès. Les critiques sont davantage intéressés par le périple de l’artiste. Elle ne les expose plus par la suite.
Elle prend le nom de Juanita Guccione après son mariage en 1943. Ces changements de noms sont révélateurs d’identités qui ont été troublées. Elle signe a posteriori « Guccione » sur l’ensemble ces œuvres afin de les unifier avec son dernier nom qui s’adjoint ou recouvre les autres. Cela la rend notamment plus facilement identifiable sur le marché de l’art. Elle est affiliée au surréalisme, au cubisme et au néo-orientalisme ce qui atteste de la difficulté à vouloir catégoriser les œuvres des artistes lorsqu’ils ont produit sur une longue période : on observe des résonances d’une période à l’autre dans ses tableaux.
En ce qui concerne la réception de l’artiste, l’historienne de l’art Tabitha Morgan (2) a travaillé sur ses œuvres grâce aux témoignages de son fils et aux archives personnelles. Selon Morgan, son travail de déconstruction des représentations des Algériens lui a permis de déconstruire ensuite le corps féminin. Son voyage initiatique en Algérie l’a interrogée sur le rapport à l’identité, au genre et à la racialisation. Elle est absente des collections muséales en France et des références bibliographiques de la bibliothèque de l’Institut National d’Histoire de l’Art. Peu de chercheurs ont travaillé sur son œuvre. Grâce à des enjeux diplomatiques et politiques, Guccione apparaît à partir de 1992 dans des expositions. Son parcours en Algérie est mis en avant dans une exposition intitulée « De New York à la Casbah », réalisée en collaboration avec l’ambassade algérienne à Washington. L’exposition circule en Algérie, 174 œuvres sont achetées par la Sonatrach, la société nationale qui gère le pétrole et le gaz, et un projet de musée consacré à Guccione voit le jour afin de valoriser son œuvre et de montrer les représentations de l’Algérie pendant la période coloniale. Le musée n’a finalement pas été créé, les œuvres ont été transférées au musée des beaux-arts d’Alger, mais elles se trouvent actuellement dans les réserves.
Derrière les représentations de l’Algérie se cachent, en hors champ, les voix des personnes représentées. Assia Djebar a créé un film intitulé « La Zerda ou les chants de l’oubli » à partir d’images captées pendant la période coloniale et conservées dans les collections françaises. L’artiste propose d’adjoindre aux représentations les voix et les chants des populations représentées. Leurs prises de paroles permettent d’entendre la réalité cachée derrière ces images produites pendant la colonisation.
Notes de fin
(1) BOHBOTE, Justine. 2018. « Le Centre Pompidou à l’épreuve du genre. Réflexions autour de “Féminin-masculin” et “elles@centrepompidou” », mémoire d’étude (1re année de 2e cycle), sous la direction de Michela Passini et Charlotte Foucher Zarmanian, École du Louvre. ; BOHBOTE, Justine. 2019. « Exposer le genre. Les expositions collectives d’artistes femmes de 1977 à nos jours », mémoire de recherche en histoire de l’art (2e année de 2e cycle), sous la direction de Michela Passini et Giovanna Zapperi, École du Louvre, 2019.
(2) MORGAN, Tabitha Adams. 2012. A ‘living art’: Working-class, transcultural, and feminist aesthetics in the United States, Mexico, and Algeria, 1930s [Thèse de doctorat]. University of Massachusetts Amherst.

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